La mer Méditerranée remplie en deux ans ?

Après une période d'assèchement extrême qui dura 300 000 ans, un fleuve d'eau salée au débit 1000 fois supérieur à celui de l'Amazone aurait rempli la mer Méditerranée en moins de deux ans. C'était il y a 5,3 millions d'années.

Par Paloma Bertrand, le 14/01/2010

Deux cataclysmes sans précédent

Entre 5,6 et 5,3 millions d’années avant notre ère, la mer Méditerranée va connaître deux cataclysmes sans précédent dans l’histoire de la planète. D’abord, une période d’assèchement extrême qui va s’étaler sur environ 300 000 ans, puis une arrivée d’eau colossale qui, d’après un récent article publié dans la revue Nature, va, en moins de deux ans, réinonder tout le bassin méditerranéen.

Premier épisode : la « crise de salinité messinienne »

Jean-Pierre Suc : un tollé général !

Cet épisode catastrophique, révélé en 1971 par trois chercheurs, deux Américains William Ryan, Kenneth Hsü et une Italienne, Maria-Bianca Chita, mettra trente-six ans à s'imposer dans la communauté scientifique, et la question ne fait plus débat aujourd'hui. Il est désormais avéré qu'au Messinien, la dérive des continents a bouleversé l'écosystème méditerranéen en refermant les détroits qui alimentaient en eau la mer Méditerranée.

Un paysage désertique. Interview de Christian Gorini.

Coupée de l'océan il y a 5,6 millions d'années par de nouvelles barrières rocheuses, la mer Méditerranée s'est s'asséchée en un temps record. À l'époque, la profondeur de cette mer avoisine les 2 000 mètres. Et toute cette eau va s'évaporer en 1 500 ans. Christian Gorini de l'Institut des sciences de la Terre de Paris dépeint « un paysage désolé, aride, une étendue désertique de lacs salés cernée par de gigantesques canyons. Cette situation que les scientifiques nomment « crise de salinité messinienne » va durer approximativement 300 000 ans ». Jusqu'à ce qu'un nouveau cataclysme vienne briser cet équilibre.

La mer Méditerranée, un bilan hydrique négatif

L'une des caractéristiques de la mer Méditerranée est de présenter, hier comme aujourd'hui, un bilan hydrique négatif. C'est-à-dire qu'elle perd plus d'eau par évaporation qu'elle n'en gagne par les précipitations et les fleuves. Sans l'apport d'eau de l'océan Atlantique, via Gibraltar, la Méditerranée serait rapidement asséchée.

Second épisode : une arrivée d’eau colossale

Alors que la sécheresse est extrême, l'érosion commence un lent travail de sape sur la barrière rocheuse séparant l'Atlantique de la Méditerranée asséchée. De l'eau provenant d'une rivière, d'une faille ouverte avec l'Atlantique… on ne sait, creuse au fil des millénaires un chenal en pente douce, traversant l'actuel emplacement du détroit de Gibraltar. Pour Daniel Garcia-Castellanos et son équipe (1), auteurs de l'article publié en décembre dernier dans Nature, l'écoulement d'eau, lent et continu, va tracer un sillon de 250 kilomètres de long sur 250 mètres de profondeur et charrier durant des millénaires une très faible quantité d'eau jusqu'au bassin asséché.

L'inondation. Interview de Christian Gorini.

Mais soudainement, il y a 5,3 millions d'années, sans que l'on en connaisse la raison – érosion accélérée, secousse tellurique… – une quantité d'eau phénoménale emprunte ce chenal et déferle dans l'ancienne Méditerranée. Le débit est tel – 100 millions de mètres cubes d'eau par seconde – que le niveau de la nouvelle Mer s'élève de 10 mètres par jour et qu'en moins de deux ans, elle retrouve son niveau antérieur. Après 300 000 années d'une sécheresse extrême, la Méditteranée vit ainsi un second cataclysme fulgurant. « Dans l'histoire de la planète, la Méditerranée est la seule à avoir connu un assèchement aussi brutal et une réinondation aussi rapide », confirme Christian Gorini. Un événement unique qui n'est pas sans évoquer quelques-uns des grands mythes de l'humanité, de l'arche de Noé à l'engloutissement de l'Atlantide.

  1. D. Garcia-Castellanos, Jiménez-Munt, M. Fernàndez, J. Vergés & R. De Vicente, Institut de Ciències de la Terra Jaume Almera, Barcelone, Espagne F. Estrada, Institut de Ciències del Mar, Barcelone, Espagne C. Gorini, Université Pierre et Marie Curie Paris

* D. Garcia-Castellanos, Jiménez-Munt, M. Fernàndez, J. Vergés & R. De Vicente, Institut de Ciències de la Terra Jaume Almera, Barcelone, Espagne F. Estrada, Institut de Ciències del Mar, Barcelone, Espagne C. Gorini, Université Pierre et Marie Curie Paris 06, CNRS, ISTEP, Paris, France.

La controverse redémarre

À peine publiée, l'étude fait déjà débat, sans que le scénario catastrophe, dans ses grandes lignes, ne soit remis en cause. Il y a bien eu, 5,3 millions d'années passées, un événement conduisant au remplissage rapide de la Méditerranée, la thèse déjà connue est acceptée. Mais les scientifiques s'empoignent sur les détails : la mer s'est-elle remplie en deux ans, en vingt ans, d'un seul coup ou en phases successives ?… Les auteurs de l'article de Nature sont soupçonnés de courir au scoop, en publiant trop rapidement un scénario plus spectaculaire que scientifiquement irréprochable.

Pour Christian Gorini, pourtant signataire de l'article de Nature, et Jean-Pierre Suc, spécialiste de la géologie méditerranéenne, le modèle proposé par Daniel Garcia-Castellanos ne permet pas de résoudre certaines énigmes posées par cet épisode passé.

Mais où sont passés les oursins ?

Le scénario « barcelonais » semble, par exemple, incompatible avec un phénomène encore inexpliqué : la préservation de la faune méditerranéenne malgré 300 000 années de sécheresse. En effet, dès que la Méditerranée s'est trouvée remplie à nouveau, la faune marine est réapparue instantanément. Les chercheurs ont imaginé un temps que cette faune avait trouvé abri en d'autres rivages moins inhospitaliers, du coté de l'océan vers Rabat ou Cadix, mais les investigations n'ont rien donné.

Sel ou halite du Messinien, mine de Racalmuto, Sicile.

La seule explication serait alors que bien qu'asséchée, la Méditerranée ait continué à être, même modestement, approvisionnée en eau salée pour que la faune (oursins, mollusques…) survivent dans de petites niches écologiques. Une hypothèse, pour Jean-Pierre Suc, plus compatible avec un remplissage moins brutal et plus étalé dans le temps que celui décrit dans Nature.

Une autre énigme porte sur la quantité de sel accumulée au fond du bassin au moment où s'est asséchée la Méditerranée. Son épaisseur, entre 1,5 et 2 kilomètres, est huit fois supérieure à ce que la mer aurait pu déposer en une seule vague d'assèchement. Faut-il imaginer alors huit phases successives d'inondation et d'évaporation ou une alimentation faible mais continue pendant les 300 000 années de sécheresse ? L'énigme reste entière.

Pour en avoir le cœur net

Pour échafauder leur modèle, les auteurs de l'article se sont appuyés sur des forages réalisés dans le cadre du projet de construction d'un tunnel entre l'Espagne et le Maroc, ainsi que sur des relevés sismiques effectués principalement dans le détroit de Gibraltar et ses environs.

Mais Christian Gorini et Jean-Pierre Suc appellent de leurs vœux la venue du bateau japonais Chikyu, unique navire à pouvoir forer, dans des zones sensibles, à près de 10 kilomètres de profondeur sous les fonds marins. Car seul un forage profond permettra de lire à livre ouvert les archives de cette mer. Jean-Pierre Suc en souligne la nécessité : « En général, les données géologiques viennent, quelques années après, détruire les modèles les plus récents. » La demande officielle auprès du programme international IODP (Integrated Ocean Drilling Program) qui gère le Chikyu sera formalisée en septembre 2010. Si la requête est acceptée, quelques années seront nécessaires avant que l'expédition ne soit programmée, puis la campagne de forage devrait durer un an. « Et nous aurons près de dix années de travail pour analyser les données. » Soit cinq fois plus de temps que la Méditerranée n'aurait pris à se remplir !

Et si sous le sel, gisait un trésor ?

William Ryan, un des trois chercheurs à avoir « découvert » la crise de salinité messinienne, se souvient que lors des forages en 1971, les carottes « sentaient le pétrole à plein nez ».

Effectivement aujourd'hui, dans la partie orientale de la Méditerranée, des plateformes exploitent le pétrole au large de la Tunisie, de l'Egypte, de la Lybie…Des gisements de gaz ont été récemment découverts sur le bassin levantin, au large de Gaza. Les forages entrepris pour ces exploitations sont une source d'information inestimable pour les scientifiques.

Mais du côté occidental de la mer Méditerranée, les compagnies gazière et pétrolière ne manifestent pas encore leur intérêt. Les campagnes de forage, très onéreuses, ne sont pas au programme. Pour l'instant, les scientifiques ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes pour financer de telles investigations.

Jean-Pierre Suc sera dans un mois à la retraite. Mais il lui importe que cette campagne de forage voit le jour. Car, par le jeu de la dérive des continents et l'obturation du détroit de Gibraltar, dans 10 ou 20 millions d'années, la mer Méditerranée s'asséchera, cette fois définitivement. Ce destin est inéluctable : la question reste quand et comment ? Mieux connaître le passé devrait permettre d'apporter des réponses à cette interrogation.

Paloma Bertrand le 14/01/2010