Faut-il se préparer à un monde sans abeilles ?

Un peu partout sur la planète, les ruches se vident. D'un coup. Sans explication. En quelques mois, les Etats-Unis auraient ainsi perdu 1,5 million de colonies. Et les scientifiques ne savent toujours pas expliquer ce curieux phénomène. Alors que les trois quarts des cultures qui nourrissent l'humanité dépendent des abeilles, comment envisager un monde en leur absence ?

Par Lise Barnéoud, le 07/11/2007

Par milliards, elles disparaissent

Une butineuse sur une fleur d'abricotier

C'était en octobre 2006. David Hackenberg, un apiculteur de Floride, inspectait ses 3 000 ruches lorsqu'il découvrit que la plupart d'entres elles étaient vides. Plus une seule ouvrière. Seule la reine, entourée de quelques abeilles récemment écloses et en bonne santé, semblait attendre un improbable retour. En tout, l'homme avait ainsi perdu 85% de son cheptel. Une perte estimée à 450 000 dollars (310 000 euros).

Depuis, ce scénario se répète ruches après ruches. Les dernières estimations chiffrent à 1,5 million le nombre de colonies qui auraient disparu en quelques mois sur tout le territoire étasunien. Si l'ampleur du phénomène est nouveau outre-Atlantique, ce mystérieux « syndrome d'effondrement des colonies » (ou CCD en anglais pour Colony Collaps Disorder) existe en réalité depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies.

Yves Le Conte, directeur de recherche au pôle abeille de l'Inra à Avignon

En France, cela fait plus de cinquante ans que les apiculteurs évoquent des disparitions incompréhensibles de leurs butineuses. Mais faute d'un système de surveillance adapté, aucune donnée chiffrée n'est disponible. Et surtout, aucune explication satisfaisante n'a encore permis de comprendre ces dépopulations massives. Alors que les découvertes de ruches vides, sans aucun cadavre, sans prédateur ni squatteur visibles, se multiplient en Amérique et en Europe, les questions s'accumulent.

Les espèces sauvages également touchées

Yves Le Conte: “Toutes les espèces d'abeilles sont en déclin dans le monde“

Il existe 20 000 espèces d'abeilles au monde. Toutes semblent concernées par cette dépopulation remarquée chez les abeilles domestiques. En juillet 2006, un article publié dans la revue Science montrait ainsi que le nombre d'abeilles sauvages avait diminué de 67% aux Pays-Bas et de 52% en Grande-Bretagne depuis 1980. Parallèlement, le nombre de plantes sauvages qui nécessitaient une pollinisation par les abeilles ont vu leur répartition diminuer alors que celles pollinisées par le vent ou l'eau se sont, au contraire, répandues davantage.

Pour Yves Le Conte, directeur de recherche au pôle abeille de l'Inra à Avignon, le déclin des abeilles sauvages est sans doute plus préoccupant que celui des abeilles domestiques car les populations sauvages sont majoritairement solitaires (elles assurent elles-mêmes leurs descendances). Ainsi, lorsqu'une abeille sauvage disparaît, c'est un reproducteur qui disparaît. Dans le cas des abeilles domestiques, les butineuses servent de filtre à la reine, qui peut survivre à la dépopulation et donc assurer la continuité du cheptel.

Nouveau suspect

Yves Le Conte : « Il faut maintenant injecter le virus à des abeilles saines pour vérifier la corrélation entre ce virus et le syndrome ».

En septembre 2007, on croyait enfin découvrir le coupable : un virus pathogène identifié pour la première fois en 2002 en Israël, appelé le virus de la paralysie aiguë israélienne (ou IAPV). De fait, une équipe de chercheurs américains démontrait dans la revue Science* que les rares abeilles retrouvées dans les ruches abandonnées étaient presque toutes infectées par ce virus, contrairement aux abeilles des ruches saines. Or dans cette étude, toutes les colonies atteintes du syndrome d'effondrement étaient soit importées d'Australie (un des plus grands fournisseurs de reines au monde), soit placées à côtés d'abeilles australiennes. D'où l'hypothèse d'une maladie introduite par les importations australiennes. Les chercheurs ont donc testé directement les abeilles d'Australie. Et là, surprise : la plupart d'entre elles étaient bel et bien infectées sans pour autant être malades.

Pour compliquer un peu plus l'énigme, une étude**, à paraître en décembre 2007, démontre que ce virus de la paralysie aiguë israélienne était en réalité présent sur le continent américain avant même le début des importations massives australiennes… Difficile dans ces conditions d'accuser le virus comme seul responsable de ces brusques disparitions.

* Science, 7 septembre 2007 ; ** American Bee Journal, décembre 2007

D’autres facteurs pointés du doigt

Le varroa est le parasite qui fait le plus de dégâts dans les ruches européennes et américaines

Ainsi, si le virus IAPV semble être un bon candidat, il ne peut expliquer à lui seul cet étrange syndrome. Et la plupart des spécialistes penchent aujourd'hui pour une explication multifactorielle. Dans la plupart des ruches abandonnées, les scientifiques ont découvert un nombre considérable d'agents pathogènes en tous genres (bactéries, champignons, virus, parasites). Ce qui suggère que, pour une raison ou une autre, ces abeilles possèdent un système immunitaire affaibli. C'est d'ailleurs ce qui pourrait expliquer pourquoi les abeilles australiennes ne disparaissent pas en masse malgré la présence du virus IAPV. En effet, contrairement aux Etats-Unis et à la plupart des autres pays, l'Australie n'est pas contaminée par le redoutable acarien varroa connu pour affaiblir considérablement le système immunitaire des abeilles.

Yves Le Conte : “Il faut optimiser notre réseau de surveillance“

Parmi les autres suspects, on trouve bien sûr les pesticides, et notamment ceux du groupe des néonicotinoïdes (tel que le Gaucho) connus pour affecter l'orientation et la capacité des abeilles à retourner dans leur ruche. Ce sont eux qui avaient été jugés responsables des pertes apicoles en France dans les années 90. En 1999, le Gaucho avait d'ailleurs été interdit dans l'Hexagone pour cette raison. Mais aucune étude n'a depuis évalué l'impact de cette interdiction sur la mortalité des colonies françaises

Plus du quart des apiculteurs américains sont concernés par le syndrome d'effondrement des colonies

D'autres facteurs pourraient par ailleurs contribuer à fragiliser les abeilles. Aux Etats-Unis, certains spécialistes évoquent le stress engendré par les « transhumances » d'abeilles pour des contrats de pollinisation. En effet, de plus en plus d'apiculteurs américains abandonnent le marché du miel pour se lancer dans la vente de service de pollinisation, plus rentable aujourd'hui. Ce sont désormais plus de 1,2 million de colonies d'abeilles qui sont déplacées à travers le pays et déposées près des cultures à polliniser (notamment les amandiers). Or ces transports incessants et les nécessaires dopants pour booster les abeilles durant l'hiver affaibliraient considérablement leur système immunitaire et participeraient également à propager des maladies.

Enfin, la pollution des écosystèmes, la réduction de la taille des habitats, la raréfaction des plantes qui fournissent nectar et pollen, l'émergence d'espèces invasives (notamment le frelon asiatique), les OGM à effet insecticide, la dissémination d'un nouveau protozoaire pathogène (Nosema ceranae) ou encore les changements climatiques pourraient également affaiblir les abeilles et expliquer ces diminutions drastiques de leur population.

Les abeilles plus sensibles aux produits toxiques que les mouches ou les moustiques

En octobre 2006 était publié* pour la première fois le génome entier de l'abeille. Première surprise, le faible nombre de gènes : environ 10 500, moins qu'une drosophile. Autre enseignement d'importance : le très faible nombre de gènes gouvernant le système immunitaire de l'abeille. Les butineuses seraient donc moins bien équipées que les autres insectes pour se défendre contre des agents pathogènes ou des produits toxiques. « En se nourrissant exclusivement de nectar et de pollen dont aucun n'est toxique, l'abeille a perdu presque toutes ses défenses naturelles », expliquait ainsi Bernard Vaissière, de l'Inra (Institut national de recherche agronomique) en février 2007.

* Nature, 26 octobre 2006

Un monde sans abeilles est-il possible ?

Franck Aletru : “La phrase d’Einstein est une caricature mais elle est proche de la vérité...''

Plus des trois quarts des cultures qui nourrissent l'humanité ont besoin de la pollinisation par les insectes, principalement les abeilles et dans une moindre mesure les guêpes, les papillons et les mouches. Sans abeilles, les cultures fruitières (pommes, cerises, fraises…), légumières (courgettes, tomates, poivrons…) et oléagineuses (colza, tournesol) seraient menacées de disparition. Au plan économique, l'impact des pollinisateurs a été chiffré à environ 10% du chiffre d'affaires de l'ensemble de l'agriculture mondiale. Aux Etats-Unis, le service des butineuses a été récemment évalué à 14,6 milliards de dollars (10 milliards d'euros). Il est certes toujours possible de polliniser à la main (comme cela se fait déjà pour la vanille) ou via des bourdons d'élevage (comme cela se fait pour les tomates sous serre), mais ces techniques sont à l'évidence peu rentables à grande échelle.

« Si les abeilles disparaissaient du globe, l'homme n'aurait plus que quelques années à vivre », aurait déclaré Albert Einstein. Le célèbre scientifique avait probablement un peu forcé le trait. Il n'empêche, la disparition des butineuses entraînerait la disparition de nombreuses espèces végétales, qui à leur tour entraînerait la disparition d'espèces animales. Un effet en cascade qui, selon Franck Aletru, vice-président de Terre d'abeilles et apiculteur vendéen, pourrait bien affecter à terme la survie de l'espèce humaine.

Lise Barnéoud le 07/11/2007