Distilbène : les méfaits d’un médicament miracle

Un médicament commercialisé dans les années 1950 pour lutter contre les fausses couches va brutalement passer, après plusieurs décennies de prescription, du statut de pilule miracle à celui de médicament catastrophe. Connue sous le nom de « L'affaire du Distilbène », cette histoire est loin d'être achevée...

Par Paloma Bertrand, le 18/10/2010

Le premier œstrogène artificiel

Publicité américaine pour le DES en 1957

À la fin des années 1930, lorsque Charles Dodds, chimiste anglais, conçoit le premier œstrogène de synthèse, le diéthylstilbestrol (DES), la molécule donne de grands espoirs. Cinq fois plus puissante qu'un œstrogène naturel, peu coûteuse à fabriquer (Dodds, philanthrope ne déposera pas de brevet sur son invention), elle fera figure de pilule miracle : prescrite aux femmes enceintes, elle permettrait d'éviter les 15 à 25% de fausses couches enregistrées chaque année.

C'est en tout cas la thèse échafaudée dix ans plus tard par un biologiste américain, OW Smith¹. Constatant une baisse du taux d'œstrogène dans les urines des femmes enceintes juste avant une fausse couche, il pose un diagnostic : cette baisse des œstrogènes est responsable de l'arrêt de la grossesse. Il préconise donc d'administrer du DES à toute femme rencontrant des difficultés, quelles qu'elles soient, pendant toute la gestation, afin de créer un « environnement maternel » optimal pour l'enfant à naître. Des centaines de firmes pharmaceutiques s'emparent alors du DES et le commercialisent dans la plupart des pays développés. Aux États-Unis, 4 millions de femmes seront ainsi traitées, de la fin des années 1940 jusqu'en 1971. En France, les comprimés roses ou verts, vendus sous le nom de Distilbène®, seront prescrits à 200 000 femmes des années 1950 jusqu'en 1977.

  1. Smith OW et al, Diethylstilbestrol in the Prevention and Treatment of Complications of Pregnancy, Am J Obstet Gynecol 1948.

Une erreur de diagnostic

Les courbes de prescription de DES en France et aux Etats-Unis

Or, le postulat posé par Smith – on le découvrira plus tard ¹ – est faux : la baisse du taux d'œstrogène n'est pas la cause de la fausse couche mais une de ses premières manifestations. Le taux baisse car le processus d'arrêt de la grossesse a débuté.

Dès 1953, une étude du gynécologue de Chicago, Dieckmann, jette le doute sur l'efficacité du traitement : il organise une cohorte de 1646 femmes enceintes et administre à la moitié d'entre elles du DES. Les résultats qu'il publie dans l'American Journal of Gynecology and Obstetrics ne montrent aucun avantage à la prise de DES. Pourtant la prescription de Distilbène, selon l'adage « si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas de mal », va se poursuivre des deux côtés de l'Atlantique pendant vingt ans. Ce sont au total 3 500 000 enfants aux États-Unis et 160 000 enfants en France (le DES a également été prescrit dans de nombreux pays européens) qui sont nés après avoir été exposés in utero au DES. 

  1. Une étude française de Boué et al, publiée en 1975 montre que plus de 50% des fausses couches spontanées sont liées à une anomalie chromosomique, avec un embryon en fait non viable.

Cancer précoce : première alerte pour les « filles du Distilbène »

Boîtes de Distilbène

En 1971, soit environ vingt ans après les premières prescriptions de DES aux États-Unis, A.L. Herbst, médecin à Boston, constate que sept jeunes femmes de la région, âgées de 15 à 22 ans, ont déclaré un adénocarcinome vaginal à cellules claires (ACC). Un cancer rarissime à cet âge puisque la littérature médicale mondiale ne dénombre à l'époque que trois cas chez des femmes de moins de 30 ans (l'âge moyen d'apparition d'un tel cancer est habituellement de 70 ans). Or, six des mères de ces jeunes femmes ont été traitées pendant leur grossesse au DES. La publication de Herbst dans le New England Journal of Medecine fait grand bruit outre-Atlantique et la Food and Drug Administration interdit très rapidement, en 1971, la prescription de DES aux femmes enceintes. Une décision qui ne sera adoptée en France qu'en 1977. Dans la génération des filles du Distilbène, on dénombrera environ 760 cas d'ACC aux États-Unis et une centaine en France.

Des accidents de grossesse supérieurs à la moyenne

Au milieu des années 1970, les filles DES américaines entrent en âge de faire des enfants et l'équipe de Herbst, qui poursuit l'observation de cette « population à risque », constate que la moitié d'entre elles rencontrent des problèmes : fausses couches au premier trimestre et surtout grossesses extra-utérines, fausses couches tardives (4e et 5e mois), accouchements prématurés… seulement 50% d'entre elles arrivent à mener à terme une grossesse. Les examens gynécologiques révèlent alors des anomalies de l'appareil génital : anomalies du col de l'utérus, des trompes, du corps utérin. Mettre au monde un enfant s'avère pour nombre d'entre elles un parcours du combattant et des précautions particulières s'imposent : arrêt de travail, alitement de longue durée…

Patrick Fénichel

« En pratique, déclare Sylvie Epelboin, gynécologue à l'hôpital Bichat, ces femmes ont des grossesses à haut risque et doivent faire l'objet d'une surveillance particulière pour éviter notamment les fausses couches tardives et les accouchements prématurés, des accidents de grossesse typiques des "filles DES". Voilà pourquoi il est judicieux pour un gynécologue, lorsqu'il reçoit une femme née avant 1978 et s'il a des raisons de le suspecter, de poser la question du Distilbène. Aujourd'hui en France, 25 000 "filles DES" sont toujours en âge de procréer ».

Le témoignage de l’écrivain Marie Darrieussecq

« Nous, les "filles Distilbène", nous avons un utérus petit. Un utérus normal est de la taille d'une grosse prune (m'avait dit un obstétricien), avec une cavité centrale en forme de triangle, et un ourlet marqué, un long repli comme un fermoir de sac : le col. Un "utérus Distilbène" serait plutôt du genre cerise, avec un tout petit loquet avant le vagin : ce col effacé, timide, va poser problème pour tenir une grossesse. Quant à la cavité, elle est en forme de n'importe quoi. […] Sur les radios des "utérus Distilbène", on voit des sortes de tortillons, des scoubidous longs et fins, un bras plus court que l'autre. Des T ou des Y, si l'on veut, mais gribouillés par un enfant. Aucune trace d'un beau triangle, ni de franche cavité. Autour de son utérus biscornu, la "fille DES" a parfois le sentiment, des pieds à la tête, d'être elle-même entièrement biscornue. […] Ces utérus singuliers peuvent pourtant porter des enfants. Pas toujours, mais souvent. Ils peuvent les porter, comme des bateaux, jusqu'au bout du fleuve ou un peu en amont. Nous pouvons aussi les aimer, et même en être fières : ces utérus mal fichus, qui font tout leur possible. »

Marie Darrieussecq, née en 1969, est écrivain. Elle est la marraine de l'association Réseau DES France.  Extrait d'une chronique publiée en juin 2010 dans "la lettre" de l'association Réseau DES France, inspirée de la préface qu'elle a écrit pour le livre de Véronique Mahé : "Distilbène, des mots sur un scandale".

Et les fils ?

« L'histoire du Distilbène est essentiellement une histoire mère/fille : par les conséquences décrites mais aussi par un manque d'information sur les garçons exposés », souligne Sylvie Epelboin. « En cas d'infertilité, par exemple, qui interroge le mari sur une éventuelle prise de Distilbène par sa mère ? Personne. » Les cohortes américaines ont cependant montré chez les garçons des malformations plus fréquentes de l'appareil génital (hypotrophies des testicules, cryptorchidies) ; en revanche, le risque de cancer, sauf celui lié à ces malformations congénitales, a pu être écarté.

Une deuxième et une troisième générations sous surveillance

Michel Tournaire : «Les effets des autres traitements hormonaux...»

Les femmes américaines exposées in utero au Distilbène ont aujourd'hui entre 40 et 64 ans et les Françaises, plus jeunes, ont entre 34 et 60 ans. Pour Michel Tournaire, ancien chef de service à la maternité de Saint-Vincent-de-Paul (Paris) qui a suivi depuis 1980 des milliers de « filles Distilbène  », « la question se pose d'une éventuelle deuxième vague de cancers lorsque ces femmes parviendront à des âges plus avancés. Pour l'instant, aux États-Unis, aucun nouveau cas d'ACC n'a été officiellement déclaré, mais la vigilance s'impose. Un frottis annuel est recommandé aux filles DES. Quant aux risques de cancers du sein, les résultats discordent selon les études. L'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) devrait, en 2011, se prononcer sur l'opportunité ou non de recommander à ces femmes une mammographie annuelle ».

« Distilbène, Bisphénol, perturbateurs endocriniens : la transmission épigénétique en question... »

Concernant la troisième génération, c'est-à-dire les enfants mis au monde par les filles DES, « cinq études américaines montrent chez les garçons une augmentation de la fréquence de l'hypospadias (orifice de l'urètre situé sur la face inférieure de la verge). A l'inverse, il n'a pas été constaté de malformation de l'appareil génital chez les petites filles. Toutefois ces malformations se découvrent généralement lors des examens de grossesse : il est donc encore tôt pour en être assuré », explique Sylvie Epelboin.

Les leçons du Distilbène

Affiche de prévention

L'affaire du Distilbène a permis de sensibiliser le corps médical aux risques encourus par l'embryon puis le fœtus lors de la prescription de médicaments durant la gestation – tout particulièrement dans les trois premiers mois de la grossesse. On parlait autrefois de barrière placentaire, on ne parle plus désormais que de filtre placentaire. 

Enfin, l'histoire du DES a montré, avant l'apparition du sida, combien l'apport des malades est important en médecine. Car les associations (la première association DES Action USA a été créée en 1975) ont joué un rôle majeur dans la diffusion de l'information et dans la sensibilisation des autorités, du corps médical et de la recherche. C'est d'ailleurs l'association française « Réseau DES France » qui a organisé un colloque au Sénat, le vendredi 19 novembre 2010, pour faire le point sur une histoire encore loin d'être terminée.

Distilbène et actions en justice

Dans l'affaire du Distilbène, les victimes rencontrent beaucoup d'obstacles pour faire reconnaître le préjudice et obtenir des indemnités. « Lors de toute action en justice, c'est à la victime d'apporter la preuve de ce qu'elle avance. Or, dans le contentieux du Distilbène, précise Laurent Neyret, maître de conférences en droit, l'administration de la preuve de la prise de médicament par la mère est loin d'être aisée. Les ordonnances ou les certificats du médecin datent et n'ont souvent pas été conservés. »
Par ailleurs, « pour obtenir la réparation d'un préjudice, toute victime doit démontrer que celui-ci présente un lien de cause à effet. Là encore, la complexité des effets attachés au DES et l'existence d'autres causes possibles rendent difficile la preuve de ce lien de causalité ». Enfin, il est également difficile d'affirmer l'identité du laboratoire responsable : en France, deux laboratoires différents ont produit du DES et une centaine d'autres dans le monde.

Paloma Bertrand le 18/10/2010