L'IDENTITÉ


L'identité en question


Qu'est-ce que l'identité


Interview de Jean-Claude Kaufman, sociologue, directeur de recherche au CNRS : "Il ne faut pas confondre l'identité avec l'identification."

Selon vous, qu'est-ce qui différencie identité et identification ?

Pour l'administration, l'identité n'est pas compliquée, c'est un nom, un prénom, une date de naissance ; mais l'identité, c'est presque tout le contraire. C'est un univers de complexité, c'est un continent à découvrir sans cesse. L'identification des personnes peut être relativement simple, c'est-à-dire identifié d'une manière technique extrêmement précise, faire le tour d'une personne. Mais il ne faut pas confondre avec l'identité, on l'on ne peut jamais faire le tour d'une personne.

Alors comment définir l'identité ?

Certains chercheurs ont essayé de définir les territoires de l'identité, il y a l'identité sociale, l'identité personnelle, l'identité collective et très vite on se perd. L'identité ce n'est pas cela.
L'identité est un processus. C'est ce qui permet de recoller les morceaux, c'est ce qui permet de donner sens à sa vie, dans chaque situation, dans chaque contexte, c'est un travail. L'individu développe un travail identitaire pour avancer dans la vie.
Autrefois les individus étaient portés par des institutions, ils étaient cadrés, ils n'avaient qu'à suivre le chemin de leur vie qui était tracée d'avance. Aujourd'hui l'individu, de plus en plus, se met en questions, il doit lui-même fabriquer les cadres de son action future, il faut qu'il ait une idée de lui-même. C'est pour cela que l'identité est si importante dans la société d'aujourd'hui.

Comment expliquez vous ce changement ?

On est de plus en plus nombreux à considérer qu'il y a une rupture dans l'après-guerre, la musique rock, mouvement de la jeunesse, mouvement des femmes, etc., cette rupture est marquée par l'émergence du sujet, de la personne au centre de sa vie qui veut décider de son avenir, qui veut réaliser ses rêves. Et cela, c'est une mutation anthropologique majeure dont on n' a pas vu que cela ouvrait sur des univers extrêmement complexes et déstabilisants psychologiquement, d'où le fait que chacun avec une très forte angoisse aujourd'hui, cherche les moyens de trouver sa petite solution.
Pour moi l'élément moteur est comment l'individu s'invente à partir de ce qui fait son histoire. Chacun a des cartes en mains, une histoire qui lui est propre et à partir de là, il la travaille pour s'inventer.

Et que penser de la montée des identités communautaristes ?

Il y a une autre définition aujourd'hui de l'identité qui à mon avis est très dangereuse, c'est de renvoyer l'identité aux origines parce qu'à ce moment-là, c'est quelque chose de fermé et qui va se constituer souvent par opposition à d'autres identités. Bien sûr, on a un héritage en soi mais cet héritage est ouvert, il est ouvert sur les autres, il est ouvert sur l'avenir. Et le travail identitaire, c'est justement de lui donner un sens, vers l'avenir, vers les autres et c'est tout à fait essentiel.
Souvent dans cette fermeture sur soi, dans un groupe qui se sépare en s'opposant à tous les autres, il y a le terme identité qui revient, dans cette définition de l'identité centrée sur les origines et sur les racines. C'est pourquoi ce débat est tout à fait essentiel dans la société d'aujourd'hui. Il faut essayer de clarifier ce qu'est une identité, ce qu'est le travail identitaire aujourd'hui.

Au fond qu'est-ce qui prévaut dans la notion d'identité ?

Pour se définir, c'est toujours en lien avec les autres. C'est avec des appartenances que l'on va se construire d'une manière individuelle. Le terme essentiel peut être dans ce que j'ai dit, c'est le terme de processus.
L'individu n'est pas une entité, c'est un mouvement, donc on ne peut pas l'enfermer. L'identification au contraire, là il faut mettre dans la boîte, là il faut définir, c'est pour cela que les notions d'identification et l'identité, sont très différentes.


L'identité fragilisée


Interview de Claude Dubar, sociologue, professeur à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines : "Il y a aujourd'hui une véritable "crise" de l'identité."

Comment expliquer les liens complexes entre identité personnelle et identités collectives ?

Avec l'identité on se trouve immédiatement devant un paradoxe, devant une complexité entre identité individuelle - ce que chacun croit qu'il est - et des identités collectives, c'est-à-dire des appartenances. Et effectivement la relation entre les deux est particulièrement compliquée.
Elle l'a toujours été mais elle le devient de plus en plus, du fait de deux phénomènes qui sont simultanément développés dans toutes les sociétés industrielles complexes modernes : c'est la multi - appartenance des gens qui ne fait que croître, chacun y compris les enfants appartiennent à une famille, une école, un club sportif, etc. et donc peut très bien se définir différemment selon les partenaires et ça ne fait que croître et embellir tout le long de la vie où il y a des appartenances multiples.
On a cru pendant très longtemps que le travail donnait l'appartenance principale, permettait de se définir comme ouvrier, comme employé, comme cadre, comme médecin, profession libérale. Aujourd'hui, c'est de moins en moins vrai, pour une deuxième raison, c'est que les appartenances changent, de plus en plus, au cours de la vie.
Alors comment dire ce que l'on est quand on est déjà plus parce que on est entrain de changer et que l'on n'est pas encore parce qu'on n'a pas vraiment changé.
Donc les incertitudes sur la définition de l'identité, aussi bien de l'identité personnelle que des identités collectives, c'est-à-dire des appartenances à différents groupes, deviennent complexes et même en crise, c'est-à-dire frappées par une sorte de perpétuelle incertitude, angoisse, difficulté à savoir exactement qui l'on est, comme disait mon collègue Alain Erenberg, " la fatigue d'être soi ".
Il y a une obligation, dans toutes les sphères, de travailler sur soi, c'est-à-dire de faire évoluer son identité personnelle, d'avoir un projet, d'avoir une dynamique, etc. Il est vrai que c'est un poids absolument considérable. Si vous restez ce que vous êtes, vous êtes exclu dans certaines entreprises. Il faut au contraire continuellement se redéfinir, se faire un projet, changer, etc.

Quelles sont les causes de cette crise ?

Dans le livre " la crise des identités ", j'ai essayé de mettre en relation trois fragilisations concomitantes depuis trente ans à peu près dans la société française. Le premier c'est effectivement la famille ou plus profondément encore les identités sexuées.
On ne sait plus très bien ce que c'est, non seulement qu'être un père ou une mère, mais d'être un homme ou une femme dans les relations entre les sexes des sociétés les plus " modernes ".
La seconde, c'est la crise du travail.
Alors que la génération de ceux qui partent en retraite ont été majoritairement dans le même type d'emploi, de profession, pendant toute leur vie, on sait très bien que la génération qui rentre sur le marché du travail va changer de définition professionnelle plusieurs fois pendant toute sa vie.
Et la troisième, c'est les identités symboliques, politiques, religieuses. Dans la génération précédente, on naissait quasiment chrétien, catholique ou protestant, on le restait toute sa vie, on allait régulièrement à l'église, maintenant, la religion chacun se la bricole, et elle est complètement individualisée.
Et les appartenances politiques, voir le dernier référendum, montrent qu'il y a autant de cassures, de coupures à l'intérieur de la droite qu'à l'intérieur de la gauche, et donc chacun doit aussi se redéfinir autrement que par les appartenances politiques traditionnelles.

L'identité biologique peut-elle être une réponse à cette crise ?

Quand les repères sont à ce point fragilisés, incertains, on a tendance à s'accrocher à tout ce que l'on peut. Et effectivement la génétique et la biologie peuvent apparaître, comme une sorte de socle stable de l'identité. Moi j'appelle cela un mécanisme de défense, c'est-à-dire l'idée qu'au moins le patrimoine génétique, le code génétique, la biologie individualisée permettaient d'avoir une certaine stabilité dans la définition de soi.
Malheureusement je pense que c'est une illusion parce que la définition de soi dépend des autres.