Big Brother est dans votre poche

Nos déplacements géographiques seraient prévisibles à 93%. C'est ce que montre une équipe sino-américaine après avoir analysé les communications téléphoniques de 50 000 personnes… ainsi épiées à leur insu.

Par Viviane Thivent, le 08/03/2010

Métro, boulot, dodo

Nous sommes tous réglés comme des pendules helvétiques, affirme une équipe sino-américaine ¹ à l'aide de quelques équations bien senties. À l'en croire en effet, nos trajets seraient prédictibles à 93%. « En clair, cela signifie que si un individu passe par les points A et B, explique Vincent Blondel, professeur en mathématiques appliquées à l'université de Louvain, cette équipe sera capable de désigner le prochain point de passage, le "C" dans 93% des cas. » Et ce, que la personne pistée soit un père au foyer, une jeune cadre dynamique aux dents longues, un lycéen rebelle ou une fêtarde persuadée de se laisser porter par le vent.

Car, d'après leur résultat, ni l'âge, ni la distance moyenne parcourue par jour, ni le sexe ne modifient la qualité de prévision des déplacements. « D'ailleurs, ce n'est pas tant le fort niveau de prédictibilité des déplacements humains qui nous a surpris, écrivent les auteurs de ce travail, que le manque de variabilité de cette prédictibilité au sein de la population. » Il en va ainsi de nos vies, chevillées à la routine par le travail, l'école, la famille ou les habitudes X ou Y. Mais ce n'est pas pour avoir redécouvert la poudre que cette étude se retrouve en bonne place dans la revue Science

  1. C. Song et al., Science,19 février 2010

Cette visualisation représente les différents appels passés à l'aide d'un téléphone mobile à Paris le jour de la fête de la musique (21 juin 2008).

Mobile et mobilité

Pour saisir tout l’intérêt de ce travail, il faut préférer à la lecture des résultats celle du « matériel et méthodes ». On y apprend que, pour mener à bien leurs calculs, les chercheurs ont étudié les déplacements de 50 000 personnes durant trois mois. En revanche, ni la nationalité, ni le mode de vie (urbain ou campagnard) ne sont renseignés. Et pour une raison fort simple : aucune des personnes étudiées n’a donné son accord pour jouer les cobayes. Mais alors ? Comment fait-on pour suivre les allers et venues de 50 000 personnes sans qu’aucune d’entre elles n’en ait conscience ? La réponse est là, dans votre poche, votre sac ou sur votre bureau : le téléphone portable.

« On y pense rarement, explique Vincent Blondel, mais si nous pouvons recevoir des coups de fil à n'importe quel endroit ou presque, c'est parce que l'opérateur téléphonique peut à tout moment nous situer, nous trouver… Il suffit que le téléphone soit allumé. » Ce type de données commence d'ailleurs à être utilisé : le trafic de certaines villes américaines, visible sur Google Map, est par exemple directement déduit du nombre de portables allumés « en circulation » sur les grands axes routiers.

Dans la même veine, en France, un opérateur téléphonique vient de mettre en ligne des vidéos montrant comment il lui a été possible de reconstituer les déplacements des Parisiens lors de la dernière fête de la musique. De tels usages restent néanmoins très limités à cause de la quantité de données qu'il faut gérer simultanément. En l'état, les capacités de stockage actuelles ne permettent pas de les utiliser pour suivre un individu, ou plusieurs, sur une courte période ou en temps réel. Rien d'exploitable pour notre équipe sino-américaine. Et pour cause : la nature des données qu'ils ont épluchées est différente.

Des cobayes malgré eux

Pour des raisons liées à la facturation, les opérateurs téléphoniques ont coutume d'enregistrer la position des individus lors de chaque appel. Celle-ci est déduite de la position des antennes relais utilisées pour retransmettre la communication. C'est cette base de données, dépouillée de toute indication nominative, que les chercheurs ont utilisée pour mettre sur pied leur étude. Initialement, ils avaient même accès aux données de 10 millions de personnes, les 50 000 « involontaires » de l'étude ayant été retenus pour leur importante consommation téléphonique (un coup de fil en moyenne toutes les deux heures).

Si la nationalité des « cobayes malgré eux » n'est pas précisée, il y a fort à parier qu'il s'agit d'Européens. De Portugais même. Il y a deux ans en effet ¹, la même équipe s'était déjà attirée les foudres des médias, du grand public et d'une partie de la communauté scientifique pour avoir utilisé les données de 100 000 Portugais afin de reconstituer leurs trajets. Aucune analyse fine de ces mouvements (comme la prédictibilité) n'avait été faite. Il s'agissait juste pour les auteurs de valider un procédé d'un nouveau genre.

  1. M. Gonzalez et al, Nature, 5 juin 2008

Vers des risques de dérive ?

À l 'époque, les chercheurs avaient répondu aux critiques en insistant sur le fait que la base de données utilisée était parfaitement anonyme et qu'elle n'avait pas été constituée pour suivre les gens mais seulement pour répondre à des nécessités de facturation. « De fait, si l'on se réfère à la directive européenne 2002/58 sur la protection de la vie privée et des communications électroniques, ils sont dans la légalité, explique Yves Poullet, professeur au Centre de recherche informatique et droit de Namur. Mais ce n'est pas parce que c'est légal… que c'est éthiquement correct. Ce type d'études pourrait permettre, à terme, le profilage des individus. » En effet, si l'on prédit qu'une certaine partie de la population qui passe par A et B se retrouve en C, il y a de fortes chances qu'un individu passant par A et B fasse de même. Selon Yves Poullet, « il y a un vide juridique sur lequel il faut se pencher au plus vite ».

Cette visualisation représente l’activité mobile des visiteurs étrangers à Paris le jour de la fête de la musique (21 juin 2008).

La vidéo (ci-dessus), où l'on suit le déplacement des seuls touristes « étrangers » lors de la fête de la musique à Paris, pointe une autre dérive possible. Car si les chercheurs n'ont accès qu'à une partie des données, les opérateurs téléphoniques disposent, eux, de nos noms, adresses et d'une quantité d'informations qui, à l'heure où les portables servent de moins en moins à appeler et de plus en plus à consulter Internet, se cesse de s'accroître. C'est un fait : si Orwell avait écrit 1984 aujourd'hui, son Big Brother n'aurait pas eu besoin de caméras pour nous regarder vivre.

Viviane Thivent le 08/03/2010