Cogiter sur tout... mais pas avec n'importe qui

On réfléchit mieux à deux que tout seul. Cet adage, qu'aucune grand-mère ne renierait sciemment, vient d'être pour la première fois testé scientifiquement par des chercheurs anglais. Et leurs résultats nuancent quelque peu l'idée populaire.

Par Viviane Thivent, le 10/09/2010

Science infuse ou diffuse

Vaut-il mieux réfléchir seul ou à plusieurs ? Là est la question...

« Non, monsieur, il n'y a pas d'autres solutions ». Œil sec et conscience professionnelle tranquille, le guichetier hèle le chaland suivant. Mais c'est sans compter sur le client éconduit qui, lui, ne l'entend pas de cette oreille. Enraciné au comptoir comme un lierre à son arbre, il fait son possible pour capter l'attention des guichetiers voisins, histoire d'enclencher une discussion dans les rangs adverses. Il le fait car, selon lui, une information donnée par un groupe est meilleure que celle produite par un individu isolé, fût-ce un salarié expérimenté. Il a pour lui le bon sens populaire : c'est bien connu, on réfléchit mieux à plusieurs que tout seul.

Sauf qu'en l'occurence, non. Le fait n'est pas avéré. En effet, si l'on commence à comprendre la façon dont les individus utilisent, pèsent et soupèsent les informations dont ils disposent pour prendre leurs propres décisions, moins claire est la manière dont s'établissent les décisions collectives. Quels arguments sont mis en commun ? Comment sont-ils hiérarchisés ? Et le résultat final, collégial, est-il vraiment de meilleure facture que celui imaginé par un individu isolé ? Pour répondre à ces questions, une équipe londonienne a mis sur pied une expérience peu banale (B. Bahrami et al., Science, 27 août 2010), qui repose en grande partie sur un autre pilier de la sagesse populaire « je ne crois que ce que je vois ».

Tu vois la même chose que moi ?

Le principe du test est simple. Les sujets, associés en binôme, sont placés dos à dos, chacun face à un ordinateur. Sur l'écran, on leur montre, très brièvement, une image composée de six ronds rayés. A chaque fois, l'un des ronds est plus contrasté que les autres. Mais lequel ? A cette question, chaque sujet répond individuellement avant de se mettre d'accord sur une position commune du binôme. Les chercheurs indiquent ensuite quelles sont les réponses correctes et recommencent le test avec d'autres images. Résultat, comme attendu par le quidam de la rue, les décisions collectives sont bien plus souvent justes que les réponses individuelles. Deux têtes sont plus efficaces qu'une seule. Et voilà ! De là, on pourrait se dire que cette sotte de science n'a fait que confirmer ce que tout le monde savait et en rester là. Mais c'est sans compter sur la persévérance des chercheurs anglais.

Car à la lumière de ces résultats, ils ont réitéré leur expérience en ajoutant, de façon aléatoire et sans prévenir les participants, un filtre à l'image, un effet gênant l'appréciation visuelle de l'un des deux membres du binôme. Et cette fois, le nombre de bonnes réponses collectives est devenu inférieur au score obtenu de façon individuelle par le meilleur candidat. D'un point de vue statistique, le bénéfice du groupe n'est plus observé. Ainsi, dès lors que les conditions sont inégales, déséquilibrées, une tête peut en supplanter deux.

Le protocole de l'expérience avec, à gauche, les images utilisées lors du test.

Expérience ou communication

L'interaction sociale peut donc influencer, positivement ou non, les décisions individuelles. Mais comment ? Cet effet passe-t-il par l'échange verbal (la communication) ou par le jugement que chacun se fait de l'autre (l'expérience) ? Pour répondre à ces questions, les chercheurs ont conduit deux expériences supplémentaires. Dans la première, le binôme a interdiction de parler mais peut connaître en direct le score obtenu par chacun des partenaires. En cas de désaccord, l'un des deux, tiré au sort, tranche. Dans la seconde expérience, c'est l'inverse : les membres du duo peuvent parler autant qu'ils veulent. En revanche, à aucun moment, ils n'ont accès aux résultats de leurs élucubrations.

Verdict ? L'accès aux scores - paramètre pourtant très objectif - ne réussit pas à produire un quelconque bénéfice collectif... à l'inverse de la communication qui, à elle seule, permet de faire émerger l'effet positif d'une cogitation plurielle. Un résultat étonnant qui pourtant n'a pas suffi à ébranler le flegme des Britanniques. Leur explication est la suivante : « Les participants sont capables de communiquer précisément l'estimation personnelle qu'ils font de leur choix. Nos travaux montrent que la communication interpersonnelle est assez riche pour permettre le partage d'estimations subjectives et que les humains sont assez perspicaces pour utiliser de façon optimale cette information. » Une finesse de jugement qui n'émerge pas lorsque les sujets n'ont pour réfléchir que des chiffres, des indicateurs objectifs.

Une conclusion qui tranche avec l'air du temps. A l'heure où les institutions, les entreprises ou les gouvernements ne jurent plus que par l'objectivation des situations ou l'usage d'indicateurs de performance, les auteurs rappellent l'importance de l'échange verbal, du partage des opinions ou des doutes intimes, des facteurs peut-être subjectifs mais, eux seuls, permettant de jauger, d'appréhender la réalité dans toute sa complexité. A bon entendeur...

Viviane Thivent le 10/09/2010