Biodiversité : à la découverte des mystères de l’océan Austral

Quelles espèces vivent dans des eaux glacées, à des latitudes où la banquise forme un couvercle sombre plus de la moitié de l'année et où les icebergs dévastent tout sur leur passage ? Nous nous sommes rendus sur la base française de Dumont d'Urville en Antarctique pour suivre les travaux d'une mission scientifique qui tente de percer les mystères de l'océan le moins connu de la planète : l'océan Austral.

Par Lise Barnéoud, le 18/04/2008

L’inaccessible océan

Si l'océan Austral reste encore le lieu le plus mystérieux au monde, ce n'est pas un hasard. Pour l'atteindre, il faut d'abord traverser les 40ième rugissants, puis les 50ième hurlants, ce qui n'est pas une mince affaire. Ces vents violents transforment la mer en gigantesque piscine à vagues.

Dans les glaces de l'océan Austral...

Et lorsqu'ils s'adoucissent enfin, c'est au tour des icebergs dérivants de prendre le relais et de compliquer encore davantage la navigation. C'est à ce moment-là que commence l'océan austral. Au-delà du 60ième degré sud. Là où l'eau et l'air se refroidissent brutalement. Là où un puissant courant, déferlant d'ouest en est et charriant près de 140 millions de mètres cubes d'eau par seconde, forme une véritable barrière hydrologique. Comme un immense fleuve qui aurait perdu la tête et tournerait sans cesse en rond.

Si ces conditions extrêmes ont su préserver cet anneau de mer de l'inconsistance mercantile des hommes, elles l'ont aussi tenu éloigné des scientifiques. Résultat : on ne connaît aujourd'hui guère plus ces « mers australes » que la planète Mars… Mais ce mythique océan va définitivement perdre de son mystère. De fait, une mission lui a été entièrement dédiée lors de cette quatrième année polaire internationale. Et après deux mois passés à naviguer au large de la Terre Adélie et le long de la Terre George V (à l'est de l'Antarctique), trois navires océanographiques reviennent avec leurs cales remplies de nouveaux trésors…

Une mission, trois navires

L'Astrolabe à quai sur la base de Dumont d'Urville (Terre Adélie)

Initiée par l'Institut Paul Emile Victor (IPEV) et la division antarctique australienne (AAD), cette mission intitulée CEAMARC (Collaborative East-Antarctic Marine Census) s'inscrit dans le programme international de recensement et d'étude de la biodiversité marine en Antarctique (Census of Antarctic Marine Life, ou CAML). Son objectif : inventorier la faune et la flore dans un secteur de l'océan Austral pratiquement inexploré à ce jour. La campagne s'est appuyée sur trois navires scientifiques : l'Aurora Australis (australien), l'Astrolabe (français) et l'Umitaka Maru (japonais). Chacun effectuait son propre parcours et ses propres récoltes. L'Aurora Australis s'est ainsi concentré sur les organismes benthiques (qui vivent sur le fond), entre 200 et 1000 mètres de profondeur. L'Astrolabe analysait le plancton et les paramètres hydrologiques de l'océan. Quant à l'Umitaka Maru, il a réalisé des mesures sur le krill, le plancton gélatineux et les poissons vivant dans la colonne d'eau jusqu'à 2000 m de profondeur.

Une biodiversité insoupçonnée

Parmi tous ces trésors remontés des profondeurs australes, les espèces vivantes sont définitivement ce qui fascine le plus. Les premières estimations des scientifiques chiffrent à environ 80 le nombre d'espèces de poissons pêchés et à près de 500 le nombre d'espèces d'invertébrés, dont beaucoup d'éponges, de gorgones, mais aussi des crustacés et des mollusques (mais aucun crabe !). Parmi toutes ces espèces, plusieurs seront nouvelles pour la science, estiment d'ores et déjà les biologistes.

Catherine Ozouf, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle

Bien sûr, la biodiversité est moindre que sous les tropiques, mais les chercheurs ne s'attendaient pas à découvrir autant d'espèces dans cet environnement extrême. « Jusqu'au dernier jour, nous avons remonté de nouveaux animaux, précise Catherine Ozouf, chef de l'équipe française sur le navire australien Aurora Australis. Preuve qu'il y a réellement une très grande diversité dans les profondeurs de l'océan Austral ». Une diversité qui pourrait être mise sur le compte d'une grande variabilité des types d'habitat.

De fait, une caméra fixée sur les chaluts a permis pour la première fois d'observer ces fonds marins. « On voyait des zones totalement dévastées par le passage des icebergs et à côté, des cuvettes isolées qui représentent probablement des refuges pour les espèces qui vivent dans les profondeurs », raconte Catherine Ozouf. Des récoltes de la faune et flore dans ces différentes cuvettes devraient permettre de savoir si cette fragmentation entraîne effectivement un processus de diversification au sein des espèces présentes.

Quand les icebergs détruisent tout sur leur passage

Un iceberg en dérive sur l'océan Austral

Un autre objectif de la mission CEAMARC était d'étudier l'impact du passage d'un iceberg sur la faune et la flore marines. De fait, ces gros glaçons rabotent littéralement le fond marin et créent de longs couloirs désertiques. Puis la vie recolonise doucement ces zones dévastées. « L'étude de ces couloirs nous aidera à mieux comprendre les mécanismes de destruction d'habitats puis de recolonisation, explique l'écologue Philippe Koubbi. Nous pourrons les utiliser comme modèle d'étude simplifiée pour faire avancer nos connaissances sur une question d'écologie fondamentale : la perte d'habitat ».

Par ailleurs, si le réchauffement devait se préciser sur tout le pourtour du continent, le nombre d'icebergs en dérive deviendrait de plus en plus important. Un élément à prendre en compte si l'on souhaite modéliser l'impact des modifications climatiques en cours.

Des adaptations remarquables

Un poisson des glaces

Ces espèces de l'extrême sont d'autant plus fascinantes qu'elles présentent des mécanismes d'adaptation extraordinaires. Ainsi certains poissons ont développé des protéines anti-gel qui permettent de résister à des températures allant jusqu'à -2°C. Des études génétiques ont permis de dater l'apparition de ces protéines à 38 millions d'années, soit juste à temps pour permettre aux heureux détenteurs de survivre au premier refroidissement des eaux australes. La plupart de ces poissons ont également perdu les gènes capables de produire les protéines de choc thermique qui protègent l'organisme des variations brutales de température. Un système de protection devenu inutile dans un milieu où la température n'a pratiquement plus varié depuis plusieurs millions d'années…

Guillaume Lecointre (MNHN)

Enfin, une famille de poissons dits « à sang blanc » a tout bonnement perdu son hémoglobine (qui permet le transport de l'oxygène dans le sang). Une perte tolérée par la sélection naturelle grâce à la très grande richesse en oxygène des eaux australes, l'oxygène passant par simple diffusion des branchies au sang, puis du sang aux organes. L'ennui, préviennent les chercheurs, c'est que toutes ces adaptations pourraient bien se transformer en véritables handicaps si l'océan venait à se réchauffer…

Résoudre les énigmes physico-chimiques de l’océan Austral

En plus des trésors biologiques, les chercheurs ramènent également de nouvelles données physico-chimiques, qui permettront d'en savoir un peu plus sur cet océan mythique, acteur essentiel du climat terrestre. Les objectifs sont nombreux. Il s'agit, par exemple, de comprendre les évolutions décelées sur l'eau située au fond du plateau continental. Lorsque la banquise gèle en début d'hiver, elle relargue du sel qui précipite et vient tapisser le fond, avant de se déverser dans les abysses et remonter plus au nord. Or des études semblent indiquer que cette masse d'eau froide et dense serait de moins en moins salée depuis dix ans. Est-ce parce que la banquise est moins épaisse qu'avant ? Faut-il alors y voir un signe avant-coureur d'un réchauffement ? Quelles en seraient les conséquences sur les courants marins ?

Autre objectif : évaluer l'effet de l'acidification de l'océan sur les coquillages des profondeurs. « Les organismes marins des profondeurs polaires seront probablement les premiers à souffrir de l'acidification de l'océan (arrêt de croissance, voire dissolution de leur coquille). En effet, le calcium, qui constitue la coquille, est plus soluble dans les eaux froides et profondes, donc une diminution du pH aurait un effet rapide dans ces écosystèmes », explique Martin Riddle, chef de mission sur l'Aurora Australis, le navire australien. D'où l'idée de se servir de ces espèces polaires comme « sentinelles » de ces bouleversements de l'océan.

Enfin, un dernier volet consiste à mesurer les concentrations en polluants, notamment en polluants organiques persistants (les POPs). « Ils n'ont jamais été utilisés ici mais les courants atmosphériques et marins pourraient les avoir apportés jusque dans cet océan », estime Martin Riddle.

Un point zéro, et après ?

Ces nouvelles données marqueront donc un point zéro dans la connaissance de la faune et la flore de cette zone de l'océan Austral. Comme une photographie instantanée de sa biodiversité en 2008. Mais l'idée à plus long terme est de se servir de toutes ces informations pour construire des cartes d'habitat des espèces.

« Si les températures s’élèvent rapidement, certaines familles de poissons de l’océan Austral disparaîtront »

« Notre objectif est de comprendre comment certains paramètres physiques de l'océan (température, salinité, acidité, etc…) influencent l'abondance de la biodiversité marine antarctique, explique Philippe Koubbi, professeur en océanologie biologique à l'Université Paris VI, qui a également participé à la mission. Ensuite, nous pourrons faire varier ces paramètres et en observer les conséquences sur l'écosystème marin, ce qui nous permettra de modéliser l'impact d'un réchauffement dans cet océan. » S'il est encore trop tôt pour parler d'une véritable tendance au réchauffement dans cette zone-là de l'océan Austral, on sait désormais l'écosystème marin polaire particulièrement vulnérable. « Les bouleversements dépendront de l'intensité et de la vitesse du réchauffement », avertissent les chercheurs. Une affaire à suivre, donc.

Lise Barnéoud le 18/04/2008