Guyane : puits de carbone dans la prairie

Les pâturages des zones tropicales pourraient, s'ils sont bien entretenus, stocker une partie du CO2 atmosphérique. Une façon de reconsidérer le rôle des éleveurs de bovins installés à proximité de la forêt amazonienne. Premier volet d'une série de cinq reportages en Guyane.

Par Viviane Thivent, le 19/10/2010

Le site d'étude est un pâturage utilisé pour l'élevage.

Bien sûr, il fait chaud, humide. Le vert est partout, tout comme les bestioles peu sympathiques type poux d'agoutis. Bien sûr, l'univers sonore est dense et étrange, bariolé de cris et de chants dont les auteurs, batraciens, cigales ou perroquets, restent invisibles.

Une tour à flux dans la prairie...

Malgré tout, ici, on se croirait davantage en Normandie qu'en Guyane. Entre autres parce que ce vert omniprésent est celui, rase-motte, d'un vaste pâturage vallonné et qu'en sus des bruits exotiques, on entend les meuglements familiers d'un troupeau de bovins. En l'occurrence, des zébus. Des zébus qui s'éloignent à mesure que Vincent Blanfort, agro-écologue au Cirad, s'avance sur leur territoire afin de rejoindre l'instrument de mesure qu'il y a installé il y a six mois. « Ici, nous sommes sur une zone qui a été déforestée il y a trente ans. Nous avons choisi de l'étudier car, contrairement à d'autres parties de la forêt amazonienne qui ont été défrichées, celle-ci a été entretenue à des fins d'élevage. Elle pourrait de fait être un excellent puits de carbone. »

Oui, vous avez bien lu. A en croire ce chercheur, ce terrain dépourvu de toute forme d'ombrage pourrait, à l'instar d'une forêt, capter, stocker, une partie du carbone atmosphérique. Cela paraît plutôt insolite. Surtout ici, en périphérie d'une forêt devenue symbole du phénomène mondiale de la déforestation.

La déforestation lève le pied

En 2004, 27 000 km2 de forêt amazonienne ont été défrichés dans le seul Brésil. Un niveau de déforestation record aux allures de mauvais souvenir. Car aujourd'hui, la déforestation ralentirait. D'après le gouvernement brésilien, en 2009, "seuls" 7 000 km2 de forêt ont été détruits. Un chiffre qui pourrait être encore plus faible en 2010 avec 5 000 km2. Depuis les années 1970, on estime que chaque année 1% des 7 millions de km2 de forêt amazonienne disparaissent à cause de l'élevage, de la filière du bois, ou, plus récemment, de la culture du soja. D'après la FAO, sur le plan mondial, 25% des émissions de dioxyde de carbone (CO2) résultent de la déforestation.

Du CO2 dans le sol

Vincent Blanfort, chercheur au Cirad, devant une tour à flux.

« Ce n'est pas parce que les écosystèmes forestiers brûlent qu'ils perdent tout le carbone qu'ils contenaient (200 à 400 t C/ha), explique le chercheur. Une fraction non négligeable (environ un tiers) reste enfouie dans le sol tant que le terrain n'est pas dégradé. » Ce carbone provient des racines et de l'humus qui se sont accumulés au fil des ans. « Ainsi, en entretenant un terrain déforesté, il devrait être possible de maintenir ce stock intact. »

« Mais ce n'est pas tout. Des travaux récents menés par l'Inra depuis 2003-2004 sur les prairies européennes montrent que, sous des climats tempérés, les pâturages sont aussi capables de piéger du carbone, à hauteur de 0.5 et 1.3 t C/ha/an (1). Ce que nous essayons de faire ici, c'est simplement de quantifier ce phénomène pour les régions tropicales. » Un « simplement » qui passe par la mise en place d'un programme de trois ans appelé CARPAGG (2) (Carbone des pâturages de Guyane et gestion) et l'installation de tours à flux dans deux pâturages de la région. Ces instruments permettront de mesurer les flux de dioxyde de carbone et de savoir si l'écosystème gagne ou perd du carbone.


Des tours à flux, de plus grandes tailles, ont aussi été installées en milieu forestier comme dans la station forestière de Paracou. Elles permettent de mesurer les flux de CO2 et de savoir dans quelle mesure la forêt tropicale peut stocker du carbone atmosphérique.

Piéger ou plutôt raisonner

Quels sont les facteurs qui peuvent empêcher un pâturage de devenir durable ?

« Des travaux déjà en cours en Amazonie brésilienne tendent à montrer qu'après plusieurs décennies d'une exploitation durable des sols pour l'élevage, le stock de carbone du sol parvient à dépasser celui des sols forestiers. » Un résultat honorable mais qui paraît bien relatif lorsqu'on sait qu'en brûlant, un hectare de forêt tropicale émet environ 225 tonnes de CO2 dans l'atmosphère. « Il ne sera pas possible de récupérer, via des pâturages, tout le CO2 perdu lors de la déforestation. Mais l'enjeu de ces études n'est de toute façon pas là. L'objectif est plutôt de donner aux éleveurs des outils concrets afin qu'ils puissent changer leurs pratiques et exploiter plus durablement les terres. »

Après une phase de déforestation, le bois canon (le feuillu sur la photographie) est le premier à reconquérir un territoire non entretenu.

Car l'un des problèmes des zones de déforestation réside dans la faible qualité des sols. Une fois défrichés, les sols mis en prairie et non entretenus perdent rapidement leur fertilité. La prairie se dégrade pour faire place à une formation végétale secondaire. Résultat : les éleveurs préfèrent aller défricher plus loin pour avoir d'autres pâturages. Au total, on estime que la moitié des zones de pâturages d'Amazonie auraient été abandonnés (3). « C'est un cercle vicieux. Notre espoir, c'est que dans le contexte du marché du carbone, les éleveurs puissent trouver un intérêt financier à entretenir, de façon durable, un pâturage car celui-ci serait capable de piéger du CO2. »

Au-delà d'une modification des pratiques de terrain, ce type d'étude pourrait redorer quelque peu le blason d'éleveurs trop souvent mis à l'index. D'après la FAO en effet, 18% des émissions anthropiques mondiales des gaz à effet de serre sont issus de l'élevage. « Ce chiffre tient compte non seulement des émissions directes des animaux (CH4 et N2O) mais aussi de l'ensemble des émissions indirectes de CO2 et de N2O liées à la production et à l'acheminement des intrants ou des aliments comme le soja. »

Par contre, ce chiffre ne tient pas compte du fait que les pâturages, qui représentent 3,5 milliards d'hectares dans le monde, sont capables de stocker du carbone. De là, une conclusion : la part des émissions de gaz à effet de serre imputée à l'élevage est sans doute surestimée. Car, correctement gérés, les pâturages pourraient piéger jusqu'à 4% des émissions globales des gaz à effet de serre (4).

Des bovins et des forêts

En Amazonie brésilienne, en 1970, le cheptel bovin était inférieur à 5 millions de têtes. Quarante ans plus tard, il dépasse les 100 millions et nécessite l'utilisation de plus de 500.000 km2 de prairies issues de déforestation, soit 70% de la déforestation totale (Wassenaar et al. 2006). Cette conquête de la forêt transformée en prairie s'est réalisée sans réel savoir-faire de gestion et la forêt a laissé place à des systèmes extensifs répondant le plus souvent à une stratégie essentiellement foncière. La conduite très extensive est, en partie, à l'origine d'une dégradation, d'un abandon ou d'une sous-utilisation.

(1) Soussana et al., 2010. (2) Programme co-financé par la Région Guyane, le Fonds européen de développement régional et le Cirad. (3) Veiga et al., 2004, Dias Filho, 2005. (4) Lal, 2004.

Viviane Thivent le 19/10/2010