Médecine : le paludisme humain descend-il du singe ?

D'après une récente étude, le gorille serait à l'origine de l'infection de l'homme par Plasmodium falciparum, le parasite qui cause la forme la plus virulente de paludisme. Avec des bémols toutefois…

Par Pedro Lima, le 11/10/2010

Collecte de crottes

Anopheles gambiae femelle

Annoncée le 23 septembre dernier (1), la découverte a fait la une de la revue Nature tant le paludisme est un fléau redoutable. Transmis par piqûre du moustique Anopheles, le parasite Plasmodium falciparum infecte le foie puis les globules rouges, entraînant une anémie et de la fièvre, qui peut s'accompagner ou non de maux de tête, de douleurs musculaires ou de vomissements.

Chaque année, près d'un million de personnes, essentiellement des enfants vivant en Afrique, meurent de paludisme. D'où l'intérêt de mieux connaître l'origine de falciparum, à la fois le plus répandu et le plus mortel des quatre Plasmodium qui infectent l'homme, avec vivax, malariae et ovale.

Dissection d'un moustique anophèle

Pour parvenir à leur conclusion, les 22 auteurs de cette ambitieuse étude, appartenant à 15 laboratoires américains, européens et africains, ont utilisé un objet d'étude plutôt inattendu : les crottes de nos cousins primates. 2700 « échantillons fécaux », collectés sur 57 sites africains répartis d'est en ouest, de l'Ouganda au Cameroun.

Ces crottes correspondent à six populations de grands singes : trois sous-espèces de chimpanzés (Pan troglodytes ellioti, Pan troglodytes troglodytes et Pan troglodytes schweinfurthii), deux sous-espèces de gorilles (Gorilla gorilla gorilla et Gorilla beringei graueri) et le bonobo (Pan paniscus).

Intérêt de la méthode, en particulier dans le cas d'espèces protégées : les selles livrent des informations importantes sur l'animal, comme son régime alimentaire ou la présence de pathologies, sans qu'il faille le capturer ou s'en approcher.

La preuve dans l’ADN

Œufs de Plasmodium falciparum

En analysant le matériel génétique de ces échantillons, les chercheurs en ont extrait les séquences correspondant à différents Plasmodium. Puis, ils les ont comparées à celles de la forme humaine, falciparum. Principale conclusion, avancée par le médecin épidémiologiste Eric Delaporte, de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et de l'Université de Montpellier, cosignataire de l'étude : « Les formes de Plasmodium présentes chez les chimpanzés sont éloignées de la nôtre. Par contre, le gorille d'Afrique de l'ouest, Gorilla gorilla, est porteur de plusieurs souches dont certaines sont très proches de falciparum. Leur comparaison avec la forme humaine montre que cette dernière a dérivé de l'une d'entre elles. »

Gorilla gorilla gorilla

Conclusion : la forme humaine du paludisme descend de celle du gorille, ce qui implique une contamination du gorille vers l'homme. Une infection unique, vraisemblablement produite à travers une piqûre de moustique. Quand ? « Entre - 5000 et – 300 000 ans », avance prudemment le chercheur. Une fourchette calculée en comptant les différences génétiques entre les souches « humaine » et « grand singe » du Plasmodium, divergence proportionnelle au temps écoulé depuis leur séparation.

Problème : on ne connaît pas la vitesse d'évolution du génome du parasite, d'où l'imprécision de la fourchette. Autre enseignement majeur de l'étude : l'infection par Plasmodium est très répandue chez Gorilla gorilla, avec un pourcentage d'animaux touchés de 32 à 48 %, voire plus de la moitié des gorilles touchés dans certaines communautés. Selon les auteurs, « l'existence d'un tel réservoir recule les perspectives d'éradication du fléau »... Même si toutes les souches présentes chez le gorille ne sont pas transmissibles à l'homme.

Gorille ou bonobo ?

Les gorilles de l’espèce Gorilla Gorilla

Dans la communauté des « paludologues », le travail publié dans la revue Nature est plutôt bien reçu. La somme de données collectées et le choix des selles comme marqueur non invasif sont ainsi salués. Pourtant, on lui reproche de présenter le scénario gorille-homme comme le seul plausible. « À partir des mêmes données, on pourrait aussi supposer qu'un moustique, après avoir été lui-même infecté par un homme porteur de Plasmodium falciparum, aurait contaminé un gorille… Et que cette souche se soit ensuite diversifiée chez notre cousin », observe le professeur Christophe Rogier, chercheur à l'Institut de recherche biomédicale des armées à Marseille.

Autre bémol, celui apporté en février par une autre étude, tout aussi solide (2). En analysant 40 échantillons, sanguins cette fois, prélevés sur des bonobos du sanctuaire de Lola ya Bonobos, en République démocratique du Congo, ses auteurs ont conclu à la présence, chez six d'entre eux, de Plasmodium falciparum identiques à celui de l'homme. « Nous avons également séquencé complètement l'ADN mitochondrial des parasites du bonobo, détaille Georges Snounou, biologiste au laboratoire "Immunité et Infection" de l'Inserm et de l'université Pierre et Marie-Curie. Sa variété génétique, plus large que celle connue chez le falciparum humain, indique que ce dernier constitue une sous-population du premier. »

Entendez par là : nous avons hérité du falciparum des bonobos… Alors, gorille ou bonobo? « Impossible de trancher pour l'instant, conclut Georges Snounou, d'autres scénarios étant même possibles : une présence très ancienne de Plasmodium dans le genre Homo, chez erectus par exemple, qui aurait ensuite contaminé les ancêtres des bonobos »

En réalité, ces travaux confirment surtout notre grande proximité avec les grands singes et la porosité entre nos espèces, en tous cas pour les parasites qui nous prennent indistinctement pour cible. Une proximité déjà perçue dans le cas du sida, puisque les deux types de HIV (HIV-1 et 2) dérivent d'une forme simienne, le SIV (virus de l'immunodéficience simienne). Proximité encore renforcée, aujourd'hui, par les découvertes sur Plasmodium.

Gare au gorille ?

Quels sont les moyens actuels de lutte contre le paludisme ?

Quant à l'impact de « réservoirs » chez le gorille ou d'autres grands singes, menaçants pour la santé humaine, il ne convainc pas tout à fait. « Les contacts entre les hommes et les grands singes sont très rares », argumentent ainsi Georges Snounou et Christophe Rogier. Rejoints sur ce point par Eric Delaporte : « Les gorilles auront peut-être disparu, victimes de la déforestation, avant qu'on envisage l'éradication du fléau chez l'homme. »

La lutte contre le paludisme passe plutôt par la prévention et les traitements, dans l'attente d'un vaccin. L'étude des mécanismes biologiques à l'œuvre chez nos proches cousins pourrait d'ailleurs fournir des voies thérapeutiques nouvelles. Comment ? « En comprenant, par exemple, comment le chimpanzé contrôle l'infection par falciparum, alors qu'elle est fulgurante chez l'homme », répond Georges Snounou.

Prendre exemple sur le singe

Vers une éradication de falciparum ?

Pour cela, notre regard ne doit-il pas se porter vers les grands singes dans leur milieu naturel ? C'est ce que fait depuis douze ans la vétérinaire Sabrina Krief, du laboratoire « Éco-anthropologie et Ethnobiologie » du Muséum national d'histoire naturelle, co-auteure de l'étude sur l'origine de falciparum chez les bonobos.

En observant longuement la population de chimpanzés sauvages de Kanyawara, dans le Parc national de Kibale en Ouganda, elle a découvert, dans les plantes qu'ils consomment, des molécules à forte activité antiplasmodique (3).

Ainsi, deux nouvelles molécules capables d'inhiber la croissance de Plasmodium falciparum en culture, les trichirubines A et B, ont été extraites de feuilles de l'arbuste Trichilia rubescens, couramment mastiquées par les chimpanzés. L'avenir dira si des médicaments pour l'homme émergeront de ces découvertes fascinantes. En attendant, elles nous engagent à préserver les forêts tropicales, habitat irremplaçable de nos proches cousins d'évolution.

(1) « Origin of the human malaria parasite Plasmodium falciparum in gorillas », Nature 467, 420–425, 23 septembre 2010.

(2) « On the Diversity of Malaria Parasites in African Apes and the Origin of Plasmodium falciparum from Bonobos », Plos Pathogens 6, 2, février 2010. 

(3) « Novel Antimalarial Compounds Isolated in a Survey of Self-Medicative Behavior of Wild Chimpanzees in Uganda », Antimicrobial Agents and Chemotherapy 48, 8, 3196–3199, août 2004.

Pedro Lima le 11/10/2010