Les plus vieilles glaces du Groenland bientôt révélées

Au nord de la calotte groenlandaise, un forage de glaciologie vient d'atteindre le socle rocheux à quelque 2500 mètres de profondeur. Une opération titanesque qui va permettre de mieux comprendre le climat d'une période ancienne marquée par un fort réchauffement climatique. Un reportage multimédia de Lise Barnéoud.

Par Lise Barnéoud, le 24/09/2010

En plein cœur de la glace…

Vu du ciel, on distingue quelques tentes colorées, un gros dôme noir et une piste d'atterrissage tracée à même la glace. Tout autour, la neige se confond avec les nuages. Bienvenue sur le site de forage du projet NEEM (North Greenland Eemian Ice Drilling), situé à 2500 m d'altitude par 78° de latitude nord. Nous sommes en plein été arctique, la période durant laquelle ce camp prend vie grâce aux températures estivales relativement clémentes pour le Groenland (entre -20 et -10°C en moyenne). Depuis 2007, plus de 300 chercheurs se relaient ici, à plus de 650 km du premier lieu de vie. L'objectif de ce projet international est désormais atteint : forer jusqu'au socle rocheux. Des centaines de carottes de glace ont ainsi été remontées des entrailles de l'île. Reste désormais à extraire de ces archives glacées les précieuses informations climatiques qu'elles contiennent. Un minutieux travail d'analyse qui devrait encore durer plusieurs années.

Ce 20 juillet 2010, quelques jours avant d'achever le forage, l'excitation des participants est déjà palpable sur le camp de NEEM. Plus que quelques mètres de glace avant le socle rocheux… Dans l'immense dôme noir, principal lieu de vie du camp, les cuisiniers ont préparé un repas de fête. Et à quelques pas de là, dans les tranchées scientifiques creusées à même la glace, les foreurs ont l'œil rivé sur leur carottier. « Les derniers mètres sont toujours les plus durs », souffle Olivier Alemany, chercheur au laboratoire de glaciologie et de géophysique de Grenoble (LGGE). Dans cette étrange cathédrale englacée, une quinzaine de scientifiques emmitouflés dans leur costume polaire vont et viennent, comme dans une chorégraphie parfaitement minutée. Une chorégraphie dont le but est de mesurer un maximum de données sur ces carottes fraîchement sorties des profondeurs, puis de les stocker en vue d'un envoi dans les réfrigérateurs de l'Université de Copenhague, qui les distribuera ensuite aux autres laboratoires intéressés (notamment le LGGE ou le Laboratoire de Glaciologie de l'Université Libre de Bruxelles).

Un forage inédit

Comment fore-t-on la glace ?

A plus d'un titre, ce forage, qui implique 14 nations dont la France et plus de 300 chercheurs, est d'ores et déjà un succès. La minutieuse organisation dans les deux tranchées scientifiques a d'abord permis de battre le record de vitesse de forage : 2537 mètres durant les deux étés 2009 et 2010, soit l'équivalent d'environ 850 carottes de 3 mètres de long débitées en six mois !

La dernière carotte du forage NEEM

Par ailleurs, et pour la première fois, les chercheurs ont pu en temps réel extraire de ces carottes un grand nombre d'informations grâce à un déploiement spectaculaire d'instruments scientifiques. Ainsi, des détecteurs lasers ont permis d'analyser en direct la composition chimique de l'eau et des bulles d'air piégées dans les cristaux, ce qui renseigne respectivement sur la température et la composition atmosphérique du passé.

D'autres instruments ont permis de documenter l'évolution de la structure des cristaux de glace, nécessaire pour comprendre l'écoulement du glacier. Enfin, les concentrations de poussières dans la glace étaient également mesurées par conductivité électrique. Ces poussières sont plus nombreuses au printemps que le reste de l'année, ce qui permet de dater les carottes de glace. Autant d'analyses qui ont permis d'attester un autre record : les dernières carottes de glace remontées à la surface auraient plus de 140 000 ans ! Jamais glace si vieille n'avait encore été forée au Groenland. Un succès, qui reste encore à confirmer, mais qui excite déjà nombre de climatologues.

Les informations climatiques contenues dans la glace

Les carottes de glace contiennent de précieuses informations sur les climats et l'atmosphère passés. Ainsi, l'analyse de la composition isotopique des molécules d'eau permet de reconstituer les températures au moment de leur précipitation : plus le taux de deutérium (un isotope de l'hydrogène) est faible, plus la température qui régnait pendant les précipitations était également faible. Quant aux molécules d'air emprisonnées dans les cristaux, elles renseignent sur la composition atmosphérique de l'époque, notamment sur la concentration des gaz à effet de serre (CO<sub>2</sub>, méthane). Des gaz dont on sait aujourd'hui qu'ils sont intimement liés à la température du globe.

En effet, de l'autre côté de la planète, en Antarctique, ces deux indicateurs clés ont permis de découvrir une alternance de périodes glaciaires et interglaciaires, avec à chaque fois un lien très fort entre la température du globe et la concentration en gaz à effet de serre. Ils ont par ailleurs révélé que les teneurs en CO<sub>2</sub> actuels augmentent considérablement depuis 150 ans, et atteignent désormais des valeurs supérieures de 30% aux teneurs préindustrielles.

A la recherche de l’Eémien

Peut-on réellement comparer l’Eémien avec la période de réchauffement actuelle ?

Si l'âge des dernières carottes venait à être confirmé, cela signifierait que pour la première fois, les paléoclimatologues auront la possibilité d'analyser en détail l'intégralité de l'Eémien : la période interglaciaire précédant la nôtre, durant laquelle, de -130 000 ans à -115 000 ans environ, les températures étaient légèrement supérieures à celles actuelles. Ainsi, l'Arctique connaissait une température moyenne d'environ 5°C supérieure aux températures actuelles.

Pour de nombreux scientifiques, l'Eémien serait donc une sorte d'analogue de ce qui pourrait nous attendre dans quelques décennies. Avec toutefois une grande différence par rapport à notre période actuelle : seules des considérations astronomiques (notamment l'orbite terrestre qui modifie l'ensoleillement) expliquaient le réchauffement durant l'Eémien, alors que les émissions de gaz à effet de serre par les activités humaines participent aujourd'hui grandement au phénomène. « La réponse du climat terrestre risque de ne pas être exactement la même mais cela nous permet tout de même de tester la sensibilité des processus, notamment la vitesse à laquelle la calotte va fondre », explique Jérôme Chappellaz, glaciologue au LGGE et participant au projet NEEM.

Comment dater la glace

L'âge de la glace dépend non seulement de l'accumulation annuelle de neige mais aussi de la vitesse d'écoulement et de tassement de la glace. Pour les carottes prélevées dans les premières centaines de mètres, on peut compter les différentes couches de glace qui se sont accumulées durant les cycles saisonniers. La neige tombée au printemps contient en effet beaucoup plus d'impuretés que les autres, car l'intensité des vents est plus importante à cette saison, ce qui favorise le soulèvement et le transport de poussières. On peut alors observer des successions de couches de glace plus ou moins sales et compter les années, comme avec les cernes d'un arbre.

Mais au-delà d'une certaine profondeur (entre 1500 mètres et 2000 mètres au Groenland), la compression de la glace rend impossible cette lecture : un an correspond à moins d'1 millimètre ! On se sert alors de modèles informatiques de tassement et d'écoulement de la glace pour prédire l'âge des flocons dans les profondeurs. L'analyse de la taille et de la forme des cristaux de glace permet alors d'ajuster ces modèles. De même, les traces de cendres émises par certaines grandes éruptions volcaniques permettent de fixer quelques repères chronologiques fiables, et donc d'affiner les modèles.

Premiers résultats

“Même si le Groenland ne fond pas entièrement, on sera face à des problèmes géopolitiques majeurs.

La première conclusion de ce forage record vient confirmer ce que d'autres analyses semblaient déjà montrer : la calotte groenlandaise n'a pas totalement disparu lors du dernier épisode chaud de la Terre puisque de la glace a été retrouvée au niveau du socle rocheux. Ainsi, à moins d'atteindre des températures supérieures à celles de cette époque, on peut espérer que le réchauffement actuel ne fera pas fondre l'ensemble du Groenland. Mais quel pourcentage de sa masse la calotte avait-elle perdue et en combien de temps ? « L'analyse plus précise des carottes profondes devrait bientôt nous informer sur l'altitude du glacier à cette époque et donc, sur ses variations de masse », explique Jérôme Chappellaz. Des données qui devraient nous permettre de découvrir la contribution du Groenland à l'élévation des mers durant l'Eémien. Et donc, de mieux modéliser sa contribution future dans un climat en voie de réchauffement.

« Ce forage nous a également confirmé que durant le précédent âge glaciaire, les températures du Groenland ont connu des variations très rapides, de l'ordre d'une dizaine de degrés en vingt ans, explique le glaciologue Jørgen-Peder Steffensen de l'université de Copenhague. Nous pensons que de telles variations ont existé durant l'Eémien et pourraient donc aussi survenir durant notre période de réchauffement actuel », conclut -il. Il faudra toutefois attendre les résultats des analyses qui débutent aujourd'hui dans différents laboratoires européens de glaciologie pour l'affirmer. Et peut-être, s'y préparer…

Lise Barnéoud le 24/09/2010