Le neutron, la graine et le comprimé

Implanté à Grenoble, l’Institut Laue-Langevin est la plus grande source neutronique au monde. Elle permet à des centaines de chercheurs d’explorer la structure et le comportement de matériaux à l’échelle atomique et moléculaire. Reportage.

Par Véronique Marsollier, le 16/01/2014

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Le dôme du réacteur de l'Institut Laue-Langevin : vue des toits

N’entre pas ici qui veut ! Pour franchir l’imposant portique métallique, il faut montrer patte blanche et, surtout, arborer un badge sécurisé remis dès l’entrée : dans ce périmètre potentiellement radioactif, le dosimètre est obligatoire… même si notre guide assure qu’en vingt ans, jamais aucun problème n’a été constaté. Après avoir déambulé à travers les couloirs et monté quelques escaliers métalliques, nous débouchons dans un hall immense. Au milieu trône une enceinte métallique de forme circulaire. C’est dans cette structure que ce cache le cœur du réacteur nucléaire.

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Hall du réacteur de l'Institut Laue-Langevin (Grenoble)

Qui dit « réacteur » ne dit pas forcément « production d’énergie ». Et ici, à l’Institut Laue-Langevin (ILL) situé à Grenoble, le réacteur produit exclusivement des neutrons à des fins scientifiques. Il s’agit même de la source neutronique la plus puissante au monde. Créé il y a presque 50 ans, cet organisme de recherche publique est le fruit de l’association de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. À leurs côtés, douze autres pays sont membres scientifiques de l’Institut. Participant à son financement, ils peuvent bénéficier des installations.

Mais impossible de tout visiter. Répartis en étoile autour du réacteur, pas moins de 40 instruments – installés dans d’immenses halls – bénéficient de cette source neutronique exceptionnelle.

 

La diffusion neutronique

coeur du réacteur de l
Le coeur du réacteur de l'ILL
Lorsque les neutrons – des particules neutres, c’est-à-dire sans charge électrique – interagissent avec les matériaux, ils se comportent comme des ondes. Ces ondes sont caractérisées par leur longueur, leur amplitude et leur direction de propagation : des données ensuite analysées par les détecteurs de neutrons, technologie de pointe à l’ILL. En fonction de la technique neutronique utilisée, les mesures obtenues fournissent des informations sur la structure et la dynamique de l’échantillon étudié. Dans le réacteur de l'ILL, les neutrons libres sont produits par des opérations de fission nucléaire. Ils sont instables et se désintègrent en un peu moins de 15 minutes. Lorsqu’ils sont présents dans le noyau des atomes, en revanche, les neutrons sont liés à des protons par une interaction forte. Ils sont alors stables.

D22 et la graine du moringa

Arbre Moringa
Un arbre moringa avec des cosses contenant les graines

Parmi ces instruments, un LSS (Large Scale Structure), baptisé « D22 », est situé dans le hall 2, qui  sert à réaliser des mesures comprises entre 1 et 100 nanomètres. Il y a quelques mois, une équipe suédoise de chercheurs de l’université d’Uppsala a obtenu des résultats intéressants en observant dans cet instrument les graines d’un arbre africain, le moringa.

Originaire d’Inde mais poussant aussi en Afrique, le moringa (Moringa oleifera) retient l’attention des scientifiques depuis plusieurs années. Sa graine, aux multiples propriétés, pourrait être utilisée à grande échelle pour purifier l’eau dans les pays en développement, se substituant ainsi aux produits chimiques onéreux et polluants actuellement employés, à l’instar des sels d’aluminium. En effet, cette graine a des propriétés antibactériennes et contient des protéines au pouvoir « floculant » : elles agrègent les particules en suspension dans l’eau pour les éliminer par sédimentation ou filtration. Associés à d’autres Européens, Américains et Africains, les chercheurs suédois étudient depuis plus de deux ans le mécanisme à l’origine de cette floculation.

instrument D22 (ILL)
Mise en place d'un échantillon sur l'instrument D22

C’est pour comparer les protéines des graines de diverses variétés de moringa que l’équipe scientifique a recouru au LSS. Plus précisément, pour estimer la quantité optimale d’extrait de graines pouvant être utilisé afin de réduire les résidus dans l’eau traitée. Or l’utilisation des rayonnements neutroniques est à cet égard précieuse : dans les hangars de l’ILL, la matière est passée au crible d’instruments très sophistiqués. En effet, les neutrons émis par le réacteur sont utilisés pour sonder la structure et la dynamique des matériaux aux niveaux moléculaire, atomique et nucléaire, une possibilité fort utile en chimie, biologie, science des matériaux, physique des solides… Or il est difficile d’obtenir de telles données par d’autres techniques.

S’agissant du moringa, les neutrons ont permis de mettre en évidence l’organisation des protéines dans les agrégats, leur structure interne et leurs mécanismes de formation. Des résultats qui ont fait l’objet d’une publication récente dans la revue Colloids and surface.

Un médicament en lévitation

Viviana Cristiglio

Un peu plus loin, dans le hall 2 toujours, une jeune physicienne spécialiste des matériaux, Viviana Cristiglio, accompagnée de ses coéquipiers, travaille sur un tout autre sujet : l’impact du stockage sur la conservation des médicaments. En effet, de nombreux médicaments protéinés sont stockés par lyophilisation, à très basse température (-40 °C), avant d’être reconstitués à température ambiante en forme de solution aqueuse. Ce stockage ne garantit pas nécessairement à long terme la stabilité des principes actifs. Or les laboratoires n’ont, en général, pas les moyens d’étudier les changements qui affectent les médicaments à l’échelle atomique, voire nanométrique, lors de ces changements de température. L’enjeu est pourtant crucial pour la stabilité et donc la sûreté de ces produits.

Un dispositif assez spectaculaire, le lévitateur acoustique (Single-axis Acoustic Levitator ou SAL), acquis en octobre 2012 par l’ILL, autorise de telles analyses. En effet, il permet de manipuler des échantillons solides et liquides par lévitation acoustique, et donc sans aucun contact : placés en haut et en bas, deux cylindres produisent des ondes acoustiques qui maintiennent en suspension l’échantillon étudié. Ces ondes se déploient sous un flux d’azote, un gaz inerte – contrairement à l’air – qui n’affecte donc pas l’échantillon. Le faisceau neutronique traverse perpendiculairement l’échantillon en lévitation, puis un détecteur décrypte et analyse sa structure. Dans un premier temps, l’expérience est réalisée sur une protéine modèle : le lysozyme, que l’on retrouve dans le blanc d’œuf.

Une fois l’expérience affinée, ce sont des protéines de médicaments qui trouveront place dans le SAL. Viviana Cristiglio explique : « En général, lorsqu’on veut étudier l’effet d’agrégation, on est gêné par le fait que les parois du container dans lequel se trouve l’échantillon peuvent produire des germinations parasites qui ne sont pas liées au produit. En revanche, sur un échantillon en lévitation, on observe strictement l’organisation structurelle des protéines et non pas un phénomène parasite ». Les premiers essais ont été concluants, selon Viviana Cristiglio, mais nous n’en saurons pas plus. L’étude n’est encore qu’en phase préliminaire…

Dans quelques mois, la jeune femme laissera sa place à d’autres scientifiques. Car chaque année, ce sont quelque 1500 chercheurs qui réalisent plus de 800 expériences à l’ILL.

Véronique Marsollier le 16/01/2014