Entretien avec Elisabeth Roudinesco : la psychanalyse assiégée ?

Un projet de loi qui vise à « assainir » la profession, un rapport de l’Inserm qui prétend évaluer son efficacité, des neurosciences qui s’aventurent sur le terrain de l’inconscient… Réaction critique d’une historienne de la psychanalyse.

Par Jacques Tarnero, le 12/03/2004

Remue-méninges chez les psy…

Tandis que l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) publie un rapport* largement critiqué au sein de la communauté scientifique, proposant une évaluation des psychothérapies, voilà que la psychanalyse est attaquée sur son propre terrain : par les sciences et par les institutions. D’une part, le gouvernement se propose de réglementer* les professions de psychothérapeute ou de psychanalyste. Par ailleurs les progrès des neurosciences* déchiffrent certaines zones obscures du fonctionnement cérébral jusque-là soumises au seul travail analytique.

Et c’est bien ce qui fait débat : la connaissance de la vie psychique par la démarche freudienne a trouvé ses concurrents. La capacité de comprendre le cerveau relève bien de deux approches : neuronale, biochimique et psychanalytique. Ces approches ne sont concurrentes ou exclusives qu’en apparence. La singularité de l’homme est d’être à la fois neuronal et pensant…

* voir en fin d'article : Les pommes de la discorde...

Entretien avec Elisabeth Roudinesco

Nous avons demandé à Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse et directrice de recherche à l’Université Paris VII, son sentiment sur ces multiples questions.

« Je pense d’abord qu’on ne peut pas évaluer le domaine du psychisme par des méthodes expérimentales... »


L’Inserm vient de publier un rapport présentant une évaluation des psychothérapies. Quel est votre avis sur ce rapport ?

« Je pense en effet qu’il y a une guerre qui est livrée à la psychanalyse... »


Avec la volonté de réglementer la ou les professions relevant de cette discipline et cette évaluation de l’Inserm, assiste-t-on aujourd’hui à une offensive contre la psychanalyse ?

« Non, les neurosciences ne mettent pas en cause l’approche psychanalytique mais elles croient la mettre en cause... »


Est-ce que le développement des neurosciences, dans ce qu’elles permettent de comprendre ou d’appréhender la mécanique du cerveau, met en cause l’approche psychanalytique de la vie psychique ?

« Absolument, la psychanalyse s’occupe de la vie psychique au sens où elle est parlée par un sujet... »


Donc les deux approches, biochimique ou psychanalytique, ont bien deux objets différents…

« L’être humain est un être biologique, ça ne fait absolument aucun doute et de plus en plus on s’en apercevra... »

 
Pourtant le cerveau n’est qu’un tas de molécules organisées et la vie psychique fonctionne avec cet assemblage, cette mécanique…

Les pommes de la discorde...

Evaluation : l’expertise collective de l’Inserm
Rendu public le 26 février, le rapport de l’Inserm évaluant trois types de psychothérapies conclut à une supériorité des méthodes « cognitivo-comportementales » sur les thérapies psychanalytiques. Ce rapport suscite la polémique, car il est dénoncé comme un élément complémentaire attaquant la psychanalyse. En effet les méthodes thérapeutiques, issues de la psychanalyse, sont difficilement « évaluables » sauf à considérer leur efficacité à l’intérieur de systèmes de conditionnement des individus.

Réglementation : de l’amendement Accoyer au projet Mattei
Le premier texte (octobre 2003) du député Accoyer (Haute Savoie UMP) proposait une réglementation contraignante de la pratique des psychothérapies. Il a été abandonné au profit d’un autre projet, plus souple, et pas encore définitivement adopté par le Parlement, présenté par le ministre de la santé, Jean-François Mattei. Il inclut un projet de création d’un registre national des psychothérapeutes. Les débats au Sénat furent tumultueux.

Image neuroradiologique d'une dépression

Les neurosciences. La biochimie peut elle expliquer la vie de la pensée ?
Les neurosciences. Voir le cerveau fonctionner ou au contraire dysfonctionner.
Ce qui était inimaginable il y a quelques années devient réalité : on peut de ses yeux voir la vie du cerveau. Les fantastiques progrès de l’imagerie médicale permettent aujourd’hui de visualiser le psychisme autant que ses défaillances. Ce sont en effet les images des maladies psychiques qui sont apparues sur les écrans du congrès « Imagerie et psychiatrie » organisé fin mars par la direction des sciences du vivant du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique). Pourtant cette visualisation du fonctionnement cérébral laisse aussi beaucoup de questions sans réponse.

Schizophénie: image de région altérée du cerveau

Si on peut voir les dysfonctionnements des régions du cerveau de patients déprimés, schizophrènes ou autistes, on ne sait toujours pas comment ni pourquoi ces dysfonctionnements se produisent. Même si « voir n’est pas comprendre » rappelle Edouard Zarifian, professeur de psychiatrie, dans un entretien au journal Le Monde (14 04 2004), la neuro-imagerie appliquée à la psychiatrie ouvre néanmoins des champs extraordinaires pour les perspectives thérapeutiques. On est bien à l’aube d’une révolution dans la connaissance de l’activité mentale.

Un mauvais débat tend à opposer psychanalyse à neurosciences ou neurobiologies. Ce débat reste tronqué dès lors que chaque approche tend à s’approprier l’exclusivité de la connaissance du fonctionnement cérébral. Or les champs d’investigation sont différents : les neurosciences travaillent sur le fonctionnement « mécanique » du cerveau tandis que la psychanalyse traite de la vie de la pensée, fut-elle inconsciente.

On consultera les très nombreux ouvrages et sites internet qui rendent compte des avancées récentes et des vifs débats sur ces questions : Neurosciences et société par Marc Jeannerod, membre de l'Académie des sciences ; Du Cognitivisme à la Psychanalyse par Bernard Auriol ; ...

Post Scriptum :
L'interview d'Elisabeth Roudinesco a suscité de vives réactions. En témoigne le courrier reçu par Science Actualités d'Annie Gruyer, présidente de Mediagora Paris. Le débat continue...