La légende de Léonard de Vinci

Elle naît avec ses premiers biographes (peut-être était-elle déjà en germe de son vivant) quelques dizaines d’années après sa mort. Le manuscrit anonyme dit Gaddiano, et surtout Vasari, dans « Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori e architettori (Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes » de 1550, vont glorifier leur compatriote, et comme on le sait maintenant, de façon assez fantaisiste.
C’est alors le « personnage Léonard de Vinci » qui est instrumentalisé à des fins le plus souvent nationalistes pour que le génie du grand homme retombe sur la patrie qui l’a vue naître… Ou celle qui l’a vu mourir. Ainsi la peinture historique du 18e siècle, marquée par son intérêt pour la Renaissance, représentera Léonard de Vinci expirant dans les bras de son ami François 1er , ce qui entretiendra la légende de l’un comme de l’autre.

Mis à part le « Traité de peinture », publié en 1651, le reste de l’œuvre reste à peu près inconnu durant les siècles suivants, peu accessible et étudié parcimonieusement.
La publication des carnets à la fin du 19e siècle va modifier sensiblement la perception de Léonard de Vinci, et surtout de son œuvre : là où on savait déjà le génie, on en a désormais la preuve ! A ses talents de peintre et de courtisan vont s’ajouter ceux de l'inventeur, du scientifique et du visionnaire, tête de lignée de ces savants destinés à sauver le monde par le progrès des sciences et des techniques dans la plus pure tradition scientiste du 19e siècle. Il devient alors, de façon abusive, le précurseur de la science moderne et l’inventeur des principaux attributs de notre modernité : l’hélicoptère, l’automobile, le char d’assaut, et même la bicyclette (en fait le dessin d’un faussaire des années 1960, inspiré par le Maître sans doute !). Le Pouvoir, tout comme la Science, a besoin de grands hommes, de préférence nés au pays.

Les maquettes : du dessin à la machine

C’est sous Benito Mussolini (1883-1945), le dictateur italien, que sont mises en chantier les fameuses maquettes de machines à partir des dessins des carnets de Léonard de Vinci, pour l’ « Exposition de Léonard et des inventions italiennes » à la gloire du génie et de la nation italienne en 1939 ; puis quelques années plus tard, en 1952, pour le cinq centième anniversaire de la naissance de Léonard de Vinci, une nouvelle exposition voit le jour, à des fins plus studieuses. Mais l’aspect fragmentaire de l’œuvre, le statut d’ébauche de bien des machines évoquées dans les carnets incitent les ingénieurs en charge de l’opération à réinterpréter et extrapoler les dessins de Léonard pour parvenir à leurs fins, quitte à parfois dépasser les projets de Léonard et à attribuer au génie, des intentions qu’il n’avait sans doute pas.
Pourtant l’impossibilité de faire fonctionner la plupart des machines telles qu’elles avaient été « conçues » et dessinées par l’ingénieur va longtemps questionner les ingénieurs et historiens des « machines de Léonard ». Comment un tel génie a-t-il pu se tromper à ce point et négliger des aspects essentiels du fonctionnement de ses projets ? De cette impasse méthodologique découlera un changement de regard sur les dessins de machines, longtemps pris « au pied de la plume », en en distinguant les différents statuts : dessins d’observations, dessins d’études, dessins de projets, rêveries… et un renouveau des études du Vinci dessinateur dans la genèse de sa pensée.

De la méthode

A la toute fin du 19e siècle, et tout au long du 20e siècle, d’autres historiens vont revenir sur les conditions, le contexte et la méthode de production de l’œuvre de Léonard de Vinci. C’est Paul Valéry, en 1894, qui s’interroge sur la « méthode Léonard » dans son « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci ». Puis Pierre Duhem (1861-1916), dans ses « Etudes sur Léonard de Vinci : ceux qu’il a lus, ceux qui l’ont lu » parues entre 1906 et 1913 ; ou encore Bertrand Gille (1920-1980) dans son étude de 1964 « Les ingénieurs de la Renaissance », resituant Léonard de Vinci, ingénieur parmi d’autres tout aussi illustres tels que Brunelleschi, Valturio, Taccola, Martini..., tous héritiers et redevables à leurs prédécesseurs et contemporains.

A chaque époque son Léonard

Ses talents de peintre ont prévalu jusqu’au 18e siècle, le 19e a glorifié l’ingénieur et le visionnaire, le 20e siècle l’a resitué dans une historiographie plus en accord avec le temps de la Renaissance. Au début du 21e siècle chez cet homme singulier, ce qui captive et nous émeut, ce n’est pas tant l’incroyable talent du dessinateur et du peintre, que le dessin en lui-même, comme outil de la pensée à l’œuvre et comme moyen d’expression de la conception unitaire qu’il a du monde qui l’entoure. Nous retenons son sens aigu de l’observation toujours inspirée de la nature, son aptitude au transfert des savoirs. Nous admirons plus que jamais sa façon de penser le monde globalement : hommes et nature régis par les mêmes lois, art et science étroitement mêlés, dans un idéal de savoirs unifié.