Bipédie :beaucoup de bruit autour d'un fossile éthiopien

Un fossile exhumé récemment en Ethiopie pourrait éclairer les origines et l'évolution de l'homme. Les chercheurs espèrent grâce à lui expliquer comment la bipédie est apparue. Problème : cet hominidé reste encore bien mystérieux. De plus, la marche sur deux pattes n'est plus considérée comme le propre de l'homme, et il a certainement existé autant de bipédies différentes que d'espèces d'hominidés... L'enquête ne fait que commencer !

Par Pedro Lima, le 14/04/2005

10 février 2005 : la découverte

Le tibia découvert à proximité du village de Mille, en Ethiopie

Une découverte « unique dans la vie d’un chercheur », un fossile susceptible de « révolutionner notre conception de l’évolution de l’Humanité, et compléter très sérieusement le tableau de nos origines »…

À en croire ses auteurs, Bruce Latimer et Yohannes Haile-Selassié, du Muséum d’histoire naturelle de Cleveland (Ohio), on se trouverait face à l’une des avancées majeures réalisée par la paléo-anthropologie au cours des dernières années.

De quoi s’agit-il exactement ? Une équipe composée de paléontologues américains et éthiopiens a exhumé au début de l’année 2005 un ensemble de fossiles correspondant au total à douze hominidés*. Parmi ces différentes découvertes, toutes réalisées le long de la rivière Mille dans le nord-est du pays, les scientifiques sont particulièrement enthousiasmés par un squelette parvenu en très bon état de conservation. C’est en effet une chaîne complète d’ossements, allant de la ceinture pelvienne au pied, qui a été déterrée le 10 février à proximité du village de Mille, comprenant « un tibia complet, des fragments de fémur », ainsi que des restes de côtes, des vertèbres, une clavicule, un bassin et une omoplate complète.

* Pour certains scientifiques, les ancêtres préhumains et humains sont appelés homininés, les hominidés incluant également les grands singes africains (gorilles, chimpanzés, bonobos).

Le plus ancien bipède du monde

Selon les découvreurs, ce squelette est celui d’un individu adulte, d’une taille légèrement supérieure à celle de Lucy, la célèbre Australopithèque afarensis haute d’à peine plus d’un mètre et dont les restes ont été découverts en 1974, à soixante kilomètres plus au sud.

Lucy : 52 fragments osseux...

Si Lucy vivait dans la corne de l’Afrique il y a 3,2 millions d’années, le nouveau-venu serait plus ancien encore. Sur la base de l’analyse des restes d’animaux exhumés présents autour des fossiles, les auteurs avancent une fourchette située entre 3,8 et 4 millions d’années. Le nouveau-venu se situerait donc, sur l’arbre généalogique des hominidés, quelque part entre les Ardipithecus ramidus, apparus il y a 4,4 millions d’années, et les Australopithecus afarensis, frères et sœurs de Lucy…

Cet hominidé, auquel ses découvreurs n’ont pas encore donné de nom, devait vivre dans une savane peu boisée, se nourrissant de baies et de quelques morceaux de viande ramassés sur des cadavres animaux. L’excitation des auteurs tient surtout à l’appareil locomoteur de ce nouvel hominidé : la forme du pelvis et de la partie supérieure de la cheville indiquent, d’après eux, que l’individu marchait sur ses deux jambes, ce qui en ferait tout simplement le « plus ancien bipède connu actuellement au monde » !

Un squelette bien gardé

Le site archéologique dans le nord-est de l'Ethiopie où a été découvert le nouveau fossile

Comment cette annonce a-t-elle été accueillie par la communauté des paléo-anthropologues ? Avec un mélange d’enthousiasme et d’interrogations, essentiellement liéau mystère qui entoure encore la découverte.

Citée dans la revue scientifique Science, la paléo-anthroplogue Carol Ward, de l’Université du Missouri à Columbia, estime ainsi qu’il s’agit là d’un « squelette monumentalement important, une clé pour la compréhension de nos origines ».

La chercheuse affirme que « les pièces du squelette exhumé sont exactement celles qui permettront de dire si nous descendons d’un primate ressemblant au chimpanzé ou de quelque chose de plus primitif »… Avant de reconnaître ne pas avoir encore vu le fameux squelette, tenu au secret par les découvreurs !

L'équipe de paléontologues américains et éthiopiens auteur de la découverte

C’est là que se situe le principal problème posé par la découverte éthiopienne. À peine réalisée, elle a été annoncée au cours d’une conférence de presse, tenue le 5 mars dernier au Musée national d’Addis Abeba, la capitale du pays. Et cela avant même qu’aient été réalisées et publiées dans une revue scientifique les plus élémentaires analyses et mesures sur les ossements. Mesures qui permettraient d’établir précisément le caractère plus ou moins bipède de cet hominidé. Un hominidé dont l’identité même, c’est à dire l’appartenance à telle ou telle espèce, n’est pas encore tranchée… Pas plus que ne sont publiées, et étayées, les datations effectuées par les paléontologues sur la base de « l’étude de la faune associée aux fossiles », constituée d’espèces de crocodiles, de poissons et d’hippopotames.

Face à ce flou savamment entretenu, on est bien obligé de croire les auteurs sur parole lorsqu’ils parlent du plus vieux bipède connu ! Une précipitation dans la communication et l’affirmation de certitudes qui ne manque pas d’agacer d’autres spécialistes du domaine.

Une réaction à chaud

François Marchal, paléo-anthropologue à l'UMR 6578 CNRS/Université de la Méditerranée

Pour François Marchal, paléo-anthropologue à l’UMR 6578 CNRS/Université de la Méditerranée, et qui revient justement d’une mission en Ethiopie, « c’est devenu une habitude pour les équipes américano-éthiopiennes d’annoncer des résultats dès la fin d’une campagne de fouilles avant même de les avoir publiés. Le but est de présenter les découvertes, mais la tentation est toujours grande d’aller plus loin, et d’affirmer qu’on a mis la main sur un ancêtre de l’homme». D’après le chercheur, ce type de dérives tient essentiellement au mode de financement des missions anglo-saxonnes, qui repose en grande partie sur des soutiens apportés par des fondations ou des partenaires privés : « En exagérant les caractères évolués, et en mettant l’accent sur la bipédie, une aptitude prétendument réservée aux ancêtres de l’homme, ils espèrent ainsi trouver des fonds pour une prochaine expédition ». Le jeune paléo-anthropologue éthiopien Yohannes Haile-Selassié, recruté par le Muséum d’histoire naturelle de Cleveland, reconnaît d’ailleurs à demi-mots cette forme de manipulation, lorsqu’il estime qu’après une telle découverte, l’obtention de subventions pour des recherches futures dans la même zone « ne devrait plus poser de problèmes »…

Un jugement sévère

« On ne peut pas parler de bipédie à partir d'un fragment de cheville ! »

Yvette Deloison,
chercheur au laboratoire Dynamique de l'évolution humaine (Ivry)

Sur le fond, cet hominidé présente-t-il vraiment des traits anatomiques qui en font un des plus anciens bipèdes connus à l’heure actuelle ? Impossible de trancher pour l’instant, répond prudemment le paléo-anthropologue François Marchal, puisque seuls les découvreurs ont vu les fossiles. « Mais il serait étonnant qu’ils livrent ces informations à la légère, et on se trouverait donc en face d’un nouvel hominidé capable, comme dans le cas des afarensis, d’une forme de bipédie ».

Plus sévère, la spécialiste de la locomotion Yvette Deloison, du laboratoire « Dynamique de l’évolution humaine », estime qu’il est aberrant de conclure à une bipédie affirmée sur la base des indices disponibles : « On ne peut pas parler de bipédie à partir d'un fragment de cheville! »

Alors, enterrée avant l’heure, la fabuleuse découverte ? Pas si vite :
« Cela ne veut pas dire que cet hominidé n’était pas bipède, mais que cela reste encore entièrement à démontrer. Et si c’était le cas, l’était-il en permanence, ou uniquement de manière occasionnelle, comme nombre d’autres hominidés ? »

De nombreuses formes de bipédie

« Il y a de nombreuses formes de bipédie... »Yvette Deloison

Si la bipédie du nouveau-venu éthiopien venait à se confirmer, elle ne ferait en effet que confirmer une réalité qui s’impose chaque jour un peu plus à la lumière des recherches en paléo-anthropologie, basées sur l’étude anatomique et biomécanique des primates actuels, dont l’homme, et des hominidés fossiles.

Plusieurs espèces hominidées ont été capables de pratiquer des formes variées de bipédie, même au cours de périodes très reculées. Une bipédie réelle, bien que chaloupée et marquée par des balancements latéraux importants, celle de l’homme étant caractérisée par le maintien des membres dans un axe vertical.

Une empreinte de 3,5 millions d'années découverte à Laetoli, en Tanzanie

Ainsi, l’analyse des empreintes de pas découvertes à Laetoli, en Tanzanie, et datées de 3,5 millions d’années, démontre que les deux Australopithèques afarensis qui se sont déplacés à cet endroit étaient bien érigés sur leurs deux membres postérieurs. Cela fait-il pour autant des Australopithèques des bipèdes permanents, comme cela a été beaucoup dit à propos de Lucy, par exemple ?

« Certainement pas, estime Yvette Deloison, cela prouve simplement qu’ils étaient capables, quand le besoin s’en faisait sentir, d’adopter cette attitude. Dans le cas de Laetoli, on a les restes d’un sol très humide, qui laisse à penser qu’ils marchaient dans une épaisseur d’eau. Or, les primates, y compris actuels, ne mettent jamais les quatre pattes dans l’eau, de peur de se noyer. Les empreintes, qui indiquent la présence d’un talon très bombé, contrairement au nôtre qui est plat, et une absence de voûte plantaire, ne plaident absolument pas pour une bipédie permanente ».

« La bipédie pourrait remonter encore bien plus loin que les hominoïdes... » Yvette Deloison

Une autre situation qui aurait conduit les hominidés fossiles à une bipédie occasionnelle serait celle de la découverte fortuite d’une réserve importante de fruits, les poussant, comme on l’observe chez des primates actuels, à se remplir les bras de victuailles et donc à se redresser sur leurs pattes arrières pour s’éloigner rapidement du lieu de la trouvaille.

Des travaux récents menés à l’Université de Liverpool, basés sur la modélisation informatique de la locomotion des afarensis, ont ainsi montré que si Lucy et ses congénères pouvaient être bipèdes de façon habituelle, leur bipédie n’était pas adaptée à des déplacements sur de longues distances ou à de grandes vitesses.

Une aptitude partagée

La découverte au Kenya d’un autre fossile, bien plus ancien que les Australopithèques, est venu en 2001 compliquer le tableau. Baptisé Orrorin tugenensis, cet hominidé aurait été, selon ses découvreurs Brigitte Senut et Martin Pickford, du Muséum de Paris, en grande partie bipède, ce dont attesterait son fémur allongé… Au point d’en faire un ancêtre direct de l’homme ?

C’est là que le bât blesse. Car finalement, la certitude qu’ébranlent les recherches récentes n’est pas seulement celle d’une bipédie qui serait le propre de l’homme, idée abandonnée depuis longtemps, mais celle d’une bipédie considérée comme un critère conférant à certaines espèces le statut de chaînon entre des formes archaïques et des hominidés évoluant vers l’homme.

Au contraire, des espèces très anciennes ont déjà pu pratiquer des formes spécifiques de bipédie, sans que cela ne les conduise en rien à évoluer, forts de cet avantage sélectif supposé, vers des espèces de plus en plus proches de l’homme. N’en déplaise aux chasseurs de crédits, d’Ethiopie, d’Amérique et d’ailleurs !

Pedro Lima le 14/04/2005