Empreintes préhistoriques : histoire de sexes à Bornéo

Grâce à un logiciel inédit, une équipe du CNRS a pu déterminer l'appartenance sexuelle des empreintes de mains retrouvées dans une grotte préhistorique de Bornéo. Ces résultats ouvrent de nouvelles perspectives dans l'interprétation des peintures rupestres. À Bornéo, mais aussi dans le reste du monde.

Par Olivier Boulanger, le 23/01/2006

Des mains « négatives »

Les mains négatives de la grotte Gua Masri II

Découverte en 1998 par l'ethno-archéologue Jean-Michel Chazine et son équipe*, la grotte préhistorique Gua Masri II sur l'île de Bornéo est un lieu énigmatique. Il y a quelque 10 000 ans, peut-être plus, nos ancêtres sont venus laisser ici leurs empreintes sur les parois. Mais à la différence de nombreuses autres grottes, celle-ci ne laisse apparaître aucune représentation figurative, pas d'animaux, ni de scènes de chasse : seulement des mains dites « négatives », des dizaines d'empreintes dont l'organisation suggère qu'elles n'ont pas été placées au hasard. Un cas unique dans le monde, selon son découvreur. Depuis quelques semaines, Jean-Michel Chazine estime être en mesure d'apporter de nouveaux éléments sur ces étranges témoignages : ils ne sont pas seulement l'œuvre d'hommes préhistoriques, mais aussi de femmes !

Empreintes négatives, empreintes positives...

Les hommes préhistoriques ont utilisés principalement deux méthodes pour laisser leurs empreintes de main.

La première consiste à appliquer la main sur la paroi et à projeter un pigment en soufflant avec la bouche. La main apparaît alors en négatif.

La seconde méthode consiste à tremper la main directement dans le pigment et à l'apposer sur la paroi. L'empreinte est alors positive.

* Jean-Michel Chazine est ethno-archéologue (CNRS) au Centre de recherche et de documentation sur l'Océanie de Marseille (Credo).

Une affaire de circonstance

Des tracés digitaux dans la grotte de Rouffignac

Identifier l'appartenance sexuelle de ces mains, Jean-Michel Chazine n'y avait en réalité jamais pensé, « tout simplement parce que, à ma connaissance, il n'y avait aucun moyen pour arriver à une telle identification », explique le chercheur. Mais en 2004, au cours d'un congrès en Inde, l'ethno-archéologue est amené à discuter avec deux collègues britanniques, Kevin Sharpe et Leslie Van Gelder, qui travaillent sur les tracés digitaux de la grotte de Rouffignac (Dordogne). Selon ces deux chercheurs, il est possible d'identifier l'appartenance sexuelle des individus qui ont laissé leurs traces sur la paroi. Leur méthode serait-elle applicable aux mains négatives de la grotte Gua Masri II ? Vraisemblablement oui.

L’indice de Manning

Selon John Manning, les dimensions de la main permettent de déterminer le sexe d'un individu...

Cette méthode, c'est celle de l'indice de Manning, du nom d'un chercheur britannique de l'Université du Lancashire qui étudie le dimorphisme sexuel des mains. Selon lui, le rapport entre la longueur de l'index et celle de l'annulaire permet de déterminer directement le sexe d'un individu. Durant les premiers mois de la vie du fœtus, des hormones joueraient sur le développement de ces deux doigts : les œstrogènes pour la croissance de l'index et la testostérone pour celle de l'annulaire. Un homme présenterait ainsi un indice moyen de 0,96, une femme, un indice proche de 1.

« John Manning va beaucoup plus loin, explique Jean-Michel Chazine avec un certain scepticisme. Il estime que les dimensions des mains permettraient également d'estimer les prédispositions à certaines maladies, ou même, de déterminer l'orientation sexuelle des individus… » Peu importe, seule la méthode de détermination des sexes intéresse le chercheur.

Un logiciel pour décrypter les peintures rupestres

Gua Masri II décryptée par Kalimain

En septembre 2005, résolument décidé à décrypter les fresques de Bornéo, Jean-Michel Chazine s'entretient avec Arnaud Noury, un ancien archéologue devenu informaticien et lui demande s'il serait envisageable de réaliser un logiciel permettant d'identifier l'appartenance sexuelle des empreintes – selon le principe de Manning – à partir de simples photographies. Pour Arnaud Noury, le défi ne semble pas insurmontable et, quelques semaines plus tard, son logiciel baptisé Kalimain est prêt à être testé sur des images de la grotte Gua Masri II.

Jean-Michel Chazine ne cache pas son enthousiasme face aux premiers résultats. « Ça a été un choc, avoue-t-il. Je me rends compte aujourd'hui que je ne pourrai plus regarder ces peintures de la même façon. » L'image décryptée laisse en effet apparaître que pratiquement autant d'hommes que de femmes ont participé à l'élaboration de la fresque. Mais également que les empreintes sont regroupées suivant le sexe de leur auteur : les femmes au centre, les hommes en bas et en haut. « Cette organisation donne une nouvelle lecture de la fresque : elle la découpe en différentes séquences, explique le chercheur. En considérant que les hommes et les femmes avaient très certainement des rites séparés, on comprend que ces peintures ont été réalisées en plusieurs étapes. »

* Kalimain fait référence à Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo.

De nouvelles perspectives

Quelle perspective pour cette technique ? Jean-Michel Chazine

Gua Masri II nécessitera des interprétations plus approfondies. Mais en attendant, cette possibilité de déterminer le sexe des individus offre de nouvelles perspectives quant à l'étude des peintures rupestres. À Bornéo, bien entendu, mais aussi dans le reste du monde. Le logiciel est d'ailleurs en cours de test sur de nouvelles grottes (dont celle de Cosquer dans les Bouches-du-Rhône) et certaines constantes apparaissent déjà : un peu partout sur Terre, hommes et femmes ont participé à l'élaboration des peintures rupestres, mais… séparément.

Olivier Boulanger le 23/01/2006