Tchernobyl : l'impossible bilan

Le 26 avril 1986, l'un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl explosait, libérant dans l'atmosphère une quantité exceptionnelle de radioactivité. Vingt ans plus tard, la polémique sur l'ampleur réelle de la plus grande catastrophe nucléaire civile de l'histoire est encore loin d'être close…

Par Lise Barnéoud, le 24/04/2006

La guerre des chiffres

Combien de morts, de cancers, de maladies cardiovasculaires ou de malformations dus aux irradiations comptabilise-t-on vingt ans après l'explosion du réacteur n° 4 de Tchernobyl ? 4000, comme l'affirme un rapport très critiqué publié sous l'égide de l'Onu en septembre 2005 ? Entre 30 000 et 60 000, comme l'annonce une nouvelle étude de scientifiques britanniques publiée en avril 2006 ? Ou plusieurs centaines de milliers comme l'affirment certaines organisations, telles l'organisation internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, IPPNW, ou Greenpeace ? Il est probable qu'on ne le sache jamais précisément.

« Derrière la guerre des chiffres,
la guerre des méthodes »
Yves Marignac,
directeur de WISE-Paris

Aujourd'hui, l'OMS et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ne reconnaissent comme conséquence directe de l'accident de Tchernobyl que 50 morts d'irradiations aiguës et 4000 cas de cancers de la thyroïde (dont une dizaine seraient aujourd'hui décédés).

Mais selon le Dr Khudoleï, directeur du centre indépendant d'expertise écologique à l'Académie des sciences de Russie, rien qu'en Russie il y aurait aujourd'hui 67 000 morts imputables à Tchernobyl.

Controverse autour du rapport onusien de septembre 2005

Marc Vidricaire, porte parole de l'AEIA : « Quand on lance des chiffres de centaines de millions de morts, ça continue de paralyser les populations touchées »

Le « Forum Tchernobyl » regroupe huit agences onusiennes, dont l'OMS, et a été lancé à l'initiative de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Dans son rapport intitulé « l'héritage de Tchernobyl : impacts sanitaires, environnementaux et socio-économique » publié en septembre 2005, le forum conclut que « jusqu'à 4000 personnes au total pourraient décéder des suites d'une radio-exposition consécutive à l'accident survenu il y a une vingtaine d'années dans la centrale de Tchernobyl ».

Ce chiffre porte sur trois catégories de personnes, considérées comme les plus exposées :

- 240 000 liquidateurs, chargés de maîtriser le sinistre ;

- 116 000 personnes évacuées ;

- et 270 000 résidents des territoires fortement contaminés.

Ce chiffre de 4000 morts n'inclue donc pas les populations vivant dans les régions moins contaminées, que ce soit en ex-URSS ou ailleurs en Europe. D'ailleurs, dans l'intégralité du rapport, le Forum concède un quatrième groupe de 6,8 millions de personnes à travers toute l'Europe, exposé plus faiblement aux rayonnements de Tchernobyl. Parmi ce groupe, 5000 pourraient décéder des suites d'un cancer imputable à l'accident, estime le Forum. Ce qui double le chiffre de 4000 affiché comme un bilan total dans le résumé d'une vingtaine de pages.

Plusieurs objections ont été formulées à l'encontre de ce rapport. La première d'entre-elles concerne le nombre de liquidateurs. Selon certaines estimations, ils seraient non pas 240 000 comme l'affirme le Forum, mais entre 600 000 et 800 000, soit 3 fois plus.

Une autre critique porte sur la superficie de la zone fortement contaminée. Selon le rapport, il existe une zone de 30 Km de rayon autour de la centrale où la contamination est la plus forte. Or, les éléments radioactifs se sont répartis non pas de façon circulaire mais en « taches de léopard ». Ainsi, certaines zones situées à 420 Km de Tchernobyl montrent également de très fortes contaminations.

Dans une interview accordée au magazine New Scientist, un spécialiste du nucléaire auprès de l'OMS a expliqué que ce rapport était « un outil de communication politique ». Selon Marc Vidricaire, porte-parole de l'AIEA, l'objectif principal du Forum « était d'avoir une idée la plus claire possible des conséquences de l'accident pour permettre aux populations touchées de reprendre le cours normal de leur vie […]. Les obsessions des conséquences de Tchernobyl ont beaucoup nui au développement des zones les plus touchées »...

Une contamination à large échelle

La contamination des sols européens en césium 137

Une des raisons pour lesquelles il est si difficile de s'accorder sur un bilan humain réside dans le nombre de personnes concernées par l'accident. Car en plus des liquidateurs (les personnes qui sont intervenues sur le site juste après l'accident) et des résidents des territoires fortement contaminés, des millions de personnes ont été exposées à de faibles doses de rayonnement. En effet, après l'explosion de la centrale, le nuage radioactif s'est déplacé au gré du vent. On estime aujourd'hui qu'il a recouvert près de 40% de l'Europe.

Elisabeth Cardis, responsable du groupe rayonnements du CIRC

Or, même une faible dose de rayonnement semble induire une augmentation du risque de cancer. Selon une récente étude menée par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), le « fardeau » lié à Tchernobyl en Europe pourrait s'élever à plus de 40 000 cancers, dont 16 000 pourraient être mortels d'ici 2065. Plus de la moitié devrait survenir en Biélorussie, en Ukraine et dans les territoires les plus contaminés de la Russie.

Les conséquences des rayonnements sur la santé

L'exposition à une forte dose de rayonnements (plusieurs milliers de millisieverts*) émis par une source radioactive entraîne immédiatement des lésions des tissus, de graves brûlures, voire la mort de l'individu. Si la personne survit, un cancer peut apparaître à plus long terme. Dans le cas d'une faible dose, l'exposition ne produit pas d'effet immédiat visible mais peut contribuer à la survenue d'un cancer des années plus tard. La cible principale du rayonnement radioactif est l'ADN : le rayonnement provoque des lésions de notre patrimoine génétique qui peuvent conduire à l'apparition de mutations responsables d'un cancer. Au-delà de 100 millisieverts, le risque d'apparition d'un cancer est directement proportionnel à la dose reçue. En revanche, on ne dispose d'aucune certitude pour les doses inférieures à ce seuil (irradiations les plus fréquentes).

Seule certitude : la catastrophe continue

Une autre raison pour laquelle il est impossible de dresser un état des lieux définitif de l'accident est que Tchernobyl continue à contaminer de nouvelles personnes.

La vile fantôme de Pripyat, à une dizaine de kilomètres de la centrale de Tchernobyl

En effet, certains radioéléments échappés de Tchernobyl sont toujours actifs. Parmi eux, le césium 137, considéré comme l'un des plus nocifs, possède une demi-vie d'environ trente ans.

Conséquence : 5 millions de Biélorusses et d'Ukrainiens vivent encore dans des territoires contaminés à plus de 37 kBq/m² et 400 000 d'entre eux sont exposés à des doses dépassant 555 kBq/m² (en France, la contamination des sols est en moyenne de 3 à 4 kBq/m²). En outre, en plus d'une contamination externe, il existe aussi une contamination interne, via les aliments. Par exemple, 15% du lait contrôlé en Biélorussie dépasse le niveau autorisé en césium 137.

Enfin, comme l'explique le Dr. Okeanov, les rayonnements créent une instabilité génétique qui pourrait continuer à s'exprimer dans les générations à venir. En effet, des études* portant sur les enfants nés après l'accident de Tchernobyl de parents contaminés ont montré un taux de mutations de leur ADN deux fois plus élevé que la moyenne. Par ailleurs, d'autres études sur des rongeurs ont également révélé que ces mutations se compliquaient et s'aggravaient au fil des générations. Le bilan de Tchernobyl est donc loin d'être clos…

* voir notamment les travaux de Yuri Dubrova (Dubrova et al. (1996). Human minisatellite mutation rate after the Chernobyl accident. Nature, 380:p.683-686)

Tchernobyl peut-il à nouveau exploser ?

Jean-Bernard Chérié, directeur des relations internationales de l'IRSN : «Tchernobyl reste une construction nucléaire à risque élevé »

De la centrale nucléaire de Tchernobyl, il ne reste qu'un vieux sarcophage rouillé, renfermant encore 180 tonnes de combustible radioactif. Le problème, c'est que ce sarcophage construit à la hâte tombe en déliquescence. D'une part, il menace de s'écrouler. Et d'autre part, le béton devient poreux sous l'effet des rayonnements et pourrait laisser s'échapper des éléments radioactifs dans l'air et dans le sol.

Coupe du projet de nouveau sarcophage

Mais ce n'est pas tout : de l'eau s'infiltre dans cette chape de béton via le ruissellement ou la pluie. Or l'association de combustible radioactif et d'eau pourrait conduire à un redémarrage d'une réaction en chaîne. Ce qui entraînerait une explosion, un Tchernobyl bis…

 

Depuis 1998, on parle de construire un nouveau sarcophage qui s'emboîterait sur le premier. Il était prévu qu'il soit terminé cette année. Mais les travaux n'ont toujours pas débuté…

A quand le super-sarcophage ?

Jean-Bernard Chérié, directeur des relations internationales de l'IRSN : « L’Ukraine n’avait pas l’habitude de gérer des projets internationaux aussi complexes… ».

La construction d'un nouveau sarcophage au-dessus de la centrale de Tchernobyl pourrait « assurer un confinement d'au moins une centaine d'année », estime Jean-Bernard Chérié, directeur des relations internationale à l'IRSN, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Ce projet, lancé en 1998, doit être financé par un fonds international. Il a été évalué à 870 millions d'euros. Pour l'heure, 650 millions ont déjà été versés par les pays donateurs.

Selon Jean-Bernard Chérié, une décision devrait être prise prochainement pour déterminer l'entreprise qui aura à construire le sarcophage. Par suite, « si la construction est lancée dans les prochains mois, le nouveau sarcophage devrait être mis en place d'ici la fin de 2010 ».

Lise Barnéoud le 24/04/2006