Bolivie : trésors paléontologiques d'altitude

Perchée à 2800 mètres d'altitude dans les montagnes boliviennes, une paroi rocheuse verticale de plus d'un kilomètre de long recèle un trésor paléontologique unique au monde : des milliers d'empreintes de dinosaures qui vivaient il y a 68 millions d'années. Un patrimoine enfin préservé, à travers un projet de parc touristique récemment inauguré.

Par Pedro Lima, le 12/09/2006

Un gisement exceptionnel

Empreintes de pas de dinosaures

Le 25 août dernier, le président bolivien Evo Morales inaugurait devant un parterre d'officiels et de chercheurs le « Parque turistico cretacico de Cal Orcko », à cinq kilomètres de la ville de Sucre, ancienne capitale du pays perchée à plus 2.800 mètres d'altitude, sur les premiers contreforts de la cordillère des Andes. En présence d'experts mandatés par l'Unesco, cet acte symbolique marquait l'aboutissement d'une longue période d'incertitudes et de menaces qui pesaient sur ce site paléontologique unique au monde.

De quoi s'agit-il ? Sur une paroi rocheuse inclinée à 72°, longue de 1.200 mètres et haute de plus de 110 mètres, plus de 5.000 empreintes de pas de dinosaures se sont conservées au fil du temps, correspondant à quinze espèces différentes ! Un gisement exceptionnel, connu des paléontologues depuis une vingtaine d'années seulement, alors qu'il se trouve en plein air, à proximité d'une carrière de ciment exploitée par l'État bolivien…

Quels sont les principaux sites à empreintes de dinosaures au monde ?

Pour le spécialiste suisse Christian Meyer, directeur du Muséum d'histoire naturelle de Bâle, qui s'est rendu à plusieurs reprises à Cal Orcko, il s'agit sans aucun doute du « plus grand gisement d'empreintes de dinosaures au monde, du fait du nombre de traces, de la superficie totale du gisement, et de la richesse de l'enregistrement fossile ».

Des empreintes appartenant aux derniers dinosaures...

Les travaux géologiques menés sur la paroi ont permis d'établir que les empreintes datent de l'ère du Crétacé, il y a 68 millions d'années, à une époque où l'océan Atlantique pénétrait très profondément dans l'actuelle Amérique du sud.

Des paléontologues alpinistes

Les dinosaures de Cal Orcko évoluaient, au niveau de la mer, dans un climat tempéré et humide, au milieu de marécages argileux dans lesquels ils ont pu laisser leurs empreintes, et dans une végétation luxuriante composée, entre autres, de conifères et d'immenses magnolias… avant que, des millions d'années plus tard, les forces géologiques entraînant la formation de la cordillère des Andes soulèvent le site jusqu'à son altitude actuelle, tout en lui donnant son orientation verticale.

Pour les chercheurs, le site de Cal Orcko présente deux intérêts scientifiques majeurs : «Il date d'une période où s'est formé un pont naturel entre l'Amérique du Nord et du Sud, entraînant pour la première fois des échanges de faune entre ces deux régions, intéressants à étudier. De plus, la faune de Cal Orcko vivait peu avant l'impact d'une météorite géante sur la Terre qui aurait entraîné l'extinction totale des dinosaures. Il s'agit donc d'une chance unique pour étudier leurs derniers représentants », explique Sebastián Apesteguía, paléontologue au Musée de sciences naturelles de Buenos-Aires, en Argentine.

... riches d'informations

En analysant les empreintes laissées par les dinosaures, les chercheurs ont en effet accès à une foule d'informations, comme leur poids, mais aussi leur vitesse de déplacement, ou certains aspects de leur comportement social. Sur la base de ces recherches, on sait que quinze espèces de dinosaures au moins vivaient dans cette région il y a 68 millions d'années, parmi lesquelles les gigantesques Titanosaures, des herbivores dont la taille pouvait atteindre 36 mètres de longueur, et qui se déplacaient à la recherche des grands arbres où ils puisaient leur nourriture.

Jean Le Loeuff, paléontologue, directeur du Musée des dinosaures à Espéraza (Aude, France)

Ils devaient également fuir leurs prédateurs carnivores, comme le fameux Tyrannosaure, aux dents acérées et aux membres antérieurs réduits, munis de seulement deux doigts. Autres spécimens identifiés à Cal Orcko, l'Iguanodonte, un herbivore aux pattes semblables à celles des oiseaux, qui mesurait environ quatre mètres de long et vivait en groupe, ou l'Abelisaure, dinosaure spécifique du continent sud-américain, qui possédait au-dessus de la tête de nombreuses protubérances destinées à effrayer ses ennemis.

En compilant les informations obtenues à Cal Orcko avec celles issues de deux sites voisins, appelés Humaca et Toro Toro, appartenant à la même formation géologique de la période du « Mastrichien », les chercheurs du Muséum de Bâle ont pu établir que les Titanosaures de la région se déplacaient en troupeaux d'une dizaine d'animaux au minimum, incluant des jeunes… La preuve d'un comportement social grégaire, que les paléontologues soupçonnaient sur la base de découvertes de fossiles osseux, mais qui se trouve ici définitivement démontré.

Les dinosaures du Crétacé avaient le sang chaud

En étudiant la composition isotopique de l'oxygène contenu dans les restes de dinosaures appartenant à quatre grands groupes de la période du Crétacé, entre -145 et -65 millions d'années, des chercheurs du CNRS sont récemment arrivés à la conclusion que ces reptiles, généralement considérés comme des animaux à sang froid, à l'image de leurs descendants actuels, étaient en fait des animaux à sang chaud. Chez ces derniers, dits endothermes, la chaleur corporelle est produite par le métabolisme. Au contraire, chez un animal dit à sang froid, ou ectotherme, la chaleur corporelle provient essentiellement du milieu extérieur.

Pour parvenir à cette conclusion, les scientifiques du laboratoire Paléoenvironnements et Paléobiosphère et du laboratoire de Paléomagnétisme ont utilisé un « thermomètre » naturel : la composition isotopique de l'oxygène, mesurée dans des restes fossiles de dinosaures, qui a permis de conclure que le métabolisme des animaux des quatre groupes étudiés (théropodes, sauropodes, ornithopodes et cératopsiens) devait être similaire à celui des mammifères actuels. Il existe en effet trois isotopes naturels stables de l'oxygène, et leur proportion dans les tissus dépend de la température de l'animal lors de leur fabrication. Comme les dinosaures étudiés appartiennent à quatre groupes très divers, et que les restes analysés proviennent de différents continents, les scientifiques suggèrent que l'endothermie était répandue chez les dinosaures au Crétacé.

Protéger le site

Si l'étude de Cal Orcko, qui va se poursuivre en 2007, représente un intérêt scientifique majeur, elle ne doit pas faire oublier que ces empreintes ont été longtemps menacées.

Le parc de Cal Orcko comprend 24 répliques de la faune locale du Crétacé, dont douze espèces de dinosaures, réalisées par une équipe de paléoartistes argentins et boliviens.

Durant des décennies, la paroi rocheuse a en effet subi les assauts des dynamiteurs de la cimenterie implantée sur le site depuis les années 1940. Au point que des milliers d'empreintes ont été irrémédiablement perdues. En 1996, la Société européenne de paléontologie alertait la communauté scientifique sur la menace pesant sur ce site unique, et interpellait les autorités boliviennes… sans succès. Et il y a quelques mois encore, les déflagrations de dynamite résonnaient au pied de la falaise de Cal Orcko.

Cette fois-ci, l'Etat bolivien semble avoir pris la mesure du danger, et saisi l'intérêt touristique de ce site majeur. Des ouvrages importants de renforcement et de colmatage de la paroi rocheuse vont être entrepris à la fin de l'année, sous la direction de l'entreprise suisse spécialisée en travaux géologiques Geotest. Sous l'effet de la dynamite et d'une activité tectonique permanente, des failles lézardent en effet la falaise, menacant la stabilité de l'ensemble. Et pour Christian Meyer, l'ouverture du parc constitue désormais une garantie de protection. Une bonne nouvelle pour la préservation du patrimoine paléontologique mondial, et une décision politique à saluer, dans une région pauvre où les intérêts économiques priment souvent sur les questions culturelles et scientifiques.

Pedro Lima le 12/09/2006