Sciences cognitives... chez les Mundurukús

C'est une approche originale que mènent, depuis plusieurs années, des chercheurs en sciences cognitives. Pour cerner les mystères de l'esprit humain, ceux-ci se sont intéressés à une tribu amazonienne, les Mundurukús. Grâce à eux, ils ont déjà mis en évidence certaines compétences innées de notre cerveau dans le domaine des mathématiques ou de la géométrie. Rencontre avec l'un de ces chercheurs : le linguiste Pierre Pica.

Par Olivier Boulanger, le 21/09/2006

Une langue très particulière

En pleine forêt amazonienne : les Mundurukús

C'est l'histoire d'une collaboration qui aurait bien pu ne jamais avoir lieu : celle de chercheurs issus de disciplines différentes discutant un jour par hasard… à la cantine de la Maison des Sciences de l'Homme !

Il y a parmi eux le mathématicien et chercheur en neuropsychologie cognitive Stanislas Dehaene (1), la psychologue Elisabeth Spelke (2) et le linguiste Pierre Pica (3). Leur sujet de conversation : les Mundurukús, un peuple indigène de la forêt amazonienne.

Depuis 1998, Pierre Pica étudie cette peuplade pour leur dialecte très particulier. En effet, à la différence du français – langue dite analytique, qui fusionne les concepts –, la langue mundurukú est qualifiée de polysynthétique, ou agglutinante : pour exprimer un concept, elle en cumule d'autres. Par exemple, pour dire « à droite », un Mundurukú dira « du côté de mon bras » (« droit » étant sous-entendu).

Un chant mundurukú

« À ma connaissance, explique Pierre Pica, les raisons pour lesquelles ces deux types de langue existent n'ont jamais été réellement étudiées. Selon moi – mais cela reste une hypothèse – les langues polysynthétiques évoluent naturellement vers les langues analytiques. L'anglais en garde certaines traces comme « ahead » (« Devant la tête » pour « Devant ») ou « On your right hand » (« À votre main droite » pour « À votre droite »). Il semble cependant que les langues uniquement parlées ne font pas cette fusion. Pourquoi ? C'est le point qui m'intéressait au départ. »

Le territoire des Mundurukús

Mais ce qui intrigue surtout Stanislas Dehaene et Elisabeth Spelke, c'est le système de comptage très curieux qu'utilisent les Mundurukús et que leur décrit Pierre Pica : « Les Mundurukús utilisent des parties de leur corps pour « compter ». Mais leur vocabulaire en la matière reste particulièrement limité : une main, tous les doigts et un ensemble de mots qui, en définitive, ne semblent vouloir désigner que « un », « deux », « trois » (deux bras + un), « quatre » et « beaucoup » (une poignée). »

Les deux chercheurs sont étonnés : ils savaient que de tels systèmes de comptage avaient existé dans des temps plus anciens, mais ils ignoraient qu'il en subsistait encore.

(1) Inserm, Collège de France ; (2) Université d'Harvard ; (3) CNRS / Paris VIII

Un, deux, trois… beaucoup !

En 2004, Pierre Pica réalise des tests de comptage auprès des Mundurukús

Afin de comprendre l'étrange système de comptage des Mundurukús, Pierre Pica réalise une première étude en 2004, lors de sa mission en Amazonie. Il propose aux adultes mundurukús, comme aux enfants, de passer une série de tests, qui s'apparentent d'ailleurs plus à un jeu qu'à un exercice contraignant. Sur son ordinateur portable, le linguiste affiche un certain nombre de graines (de 1 à 15). Les Mundurukús doivent  alors exprimer dans leur langue le terme le plus approprié pour décrire le nombre d'éléments affichés.

Un, deux, trois, beaucoup...

L'expérience confirme le caractère limité du vocabulaire. Si les Mundurukús utilisent de façon précise et consensuelle les mêmes mots pour désigner les nombres de 1 à 3, au-delà il n'y a plus aucun consensus : une poignée peut désigner à la fois cinq et quinze !

D'autres tests sont également mis en œuvre. Certains concernent l'utilisation des nombres approximatifs : comparer, par exemple, deux nuages de points et indiquer celui qui contient le plus d'éléments. D'autres encore s'intéressent au calcul exact (l'arithmétique) : il s'agit alors de réaliser des additions ou des soustractions simples.

Le test des points

Ces tests montrent clairement que les Mundurukús n'ont pas de système de comptage exact : lorsqu'on leur demande « huit moins cinq », ils n'y arrivent pas ; et ce, quelque soit l'individu, qu'il soit jeune ou adulte, qu'il soit bilingue ou non…

Le système de comptage des Mundurukús est donc approximatif, y compris lorsque ceux-ci utilisent les trois premiers chiffres : lorsqu'un Mundurukú dit « trois », cela signifie « environ trois » ! « Nous partageons avec eux ce système de comptage approximatif, note Pierre Pica. Par exemple lorsque nous utilisons des termes tels que "une dizaine de pommes", "deux-trois personnes"… Ce fait étaye l'hypothèse de Stanislas Dehaene selon laquelle le calcul approximatif, "le sens des nombres", est une faculté innée, indépendante de l'arithmétique. Reste à comprendre pourquoi les Mundurukús ne peuvent pas, comme nous, accéder à un système de comptage exact. »

* Exact and Approximate Arithmetic in an Amazonian Indigene Group. Pierre Pica, Cathy Lemer, Véronique Izard, Stanislas Dehaene. Science, vol. 306, p. 499, 15 octobre 2004

Pourquoi les Mundurukús ne peuvent-ils accéder à un système de comptage exact ?

Les trois chercheurs continuent de travailler sur ce phénomène qu'ils n'attribuent pas à une distinction au niveau de la compétence (des capacités cognitives universelles propres à tout être humain) mais à la performance c'est à dire aux systèmes de règles qui permettent d'avoir accès ou non à certains cognitifs internes.

Une autre hypothèse qu'envisagent les chercheurs c'est que seul le système de comptage approximatif, celui-là même utilisé par les Mundurucus, est inné, à la différence du calcul exact. Lors de précédents travaux, Stanislas Dehaene et Elisabeth Spelke avaient d'ailleurs pu constater que les jeunes enfants – avant l'acquisition du langage – avaient la capacité de « compter » jusqu'à trois.

Des géomètres nés ?

Pour aller plus loin dans la réflexion : qu'en est-il de la géométrie ? Peut-elle être, elle aussi, innée ? Lors de sa mission en Amazonie menée durant l'année 2005, Pierre Pica propose ainsi aux Mundurukús deux nouvelles séries de tests afin de jauger leurs performances dans ce domaine.

Quelques exemples du test de géométrie

La première consiste à évaluer leur compréhension de notions géométriques élémentaires telles que « droite », « courbe », « parallèle », « symétrie »… Face à six représentations géométriques, les Mundurukús doivent ainsi désigner celle qui diffère de la série, celle qu'ils trouvent – dans leur langage – « étrange » ou « laide » par rapport aux autres représentations.

Les résultats* sont éloquents. Les adultes et les enfants (dont certains n'avaient que six ans au moment des tests) ont donné la réponse juste dans 66,8 % des cas : des résultats comparables à ceux d'enfants américains testés plus tôt par Elisabeth Spelke. Enfants et adultes mundurukús présentent d'ailleurs des résultats comparables. En revanche, ceux obtenus par des adultes américains se révèlent plus élevés : à la différence des Mundurukús, ils répondent positivement aux concepts plus complexes, sans doute en raison de leur formation scolaire.

Le seconde série de tests

La seconde étude consiste à tester la capacité de navigation (ou d'orientation) des Mundurukús. Ils doivent ainsi retrouver parmi trois boites disposées en triangle (isocèle ou rectangle) celle contenant un objet avec pour seul indice un schéma représentant sommairement la scène. Ici encore, les enfants mundurukús obtiennent des résultats comparables à ceux de jeunes américains ; les adultes s'en sortent un peu moins bien que les adultes américains ayant suivi des études.

« La conclusion que nous tirons de cette étude, c'est que les concepts de base de la géométrie euclidienne sont innés, explique Pierre Pica. Une hypothèse qui n'est pas nouvelle, puisque Platon ou Descartes le supposaient déjà, mais elle n'avait encore jamais été testée dans un environnement de ce type. »

* Science, vol. 311, p. 381, 20 janvier 2006

Comment, à partir de ces tests, est-il possible de tirer de telles conclusions ?

Science Actualités : Qu'est-ce qui permet, à partir de vos tests, de montrer que les capacités géométriques sont innées et non acquises ? Les Mundurukús savent construire des maisons, ont un artisanat à base de formes géométriques (qu'ils se transmettent sans doute de génération en génération), ont des contacts avec le reste du Brésil...

Pierre Pica : Comment expliquer que des enfants, des hommes et des femmes (mundurukús) ont tous des résultats semblables, partagent tous les mêmes intuitions (le mot est emprunté de Pascal Pensées IV p 281) à partir de deux tests (le test de l'intrus) et le test d'utilisation de carte qui réduisent le rôle de la reconnaissance de patrons (patterns) visuels.

De mon point de vue, le fait que l'artisanat se transmette de génération en génération (ce qui est vrai pour certaines parties de la population seulement en ce qui concerne la vannerie par exemple, et pratiquée par les hommes seulement) montre plutôt que cet artisanat existe car il est « possible », parce qu'il est le résultat lui aussi de certaines intuitions. N'avez vous jamais été frappé par les similarités étonnantes des formes artisanales à travers le monde ? Nous sommes là aussi paradoxalement dans le domaine de l'inné (tout du moins en partie) dont l'articulation avec la notion d' « acquis » doit être articulé bien sur – comme les variations superficielles observées doivent être comprises.

En ce qui concerne la notion de contact, c'est une notion très vague et nous ne détectons pas de grandes variations entre les différents groupes étudiés (enfants, femmes, hommes, bilingues, monolingues, etc.), ce qui suggère que nous touchons à des connaissances noyaux (au sens d 'Elizabeth Spelke) qui ne dérivent pas de quelque enseignement que ce soit - au sens classique de l'école en tout cas.

Au-delà de ces expériences…

S'appuyant sur les thèses de Noam Chomsky*, Pierre Pica évoque une thèse permettant d'expliquer les particularités propres aux Mundurukús. « Nous pensons [en faisant référence aux Chomskyens] que l'esprit humain dispose de différents modules de « compétences » : faculté de langage, de navigation, de vision, de calcul, etc., et qu'il existe par ailleurs des systèmes de « performance » permettant d'activer l'un ou l'autre de ces modules. En l'occurrence, les Mundurukús ne diffèrent pas de nous au niveau de la compétence, mais seulement au niveau de la performance. »

Pierre Pica se réfère aux travaux d'Elisabeth Spelke. Dans une étude plus ancienne, la scientifique a pu montrer que les capacités de navigation de l'enfant sont plus développées avant l'acquisition du langage plutôt qu'après. « Et ce parce que la langue permet de combiner certaines informations, explique Pierre Pica. Mon idée est que si la langue polysynthétique des Mundurukús les empêche d'accéder aux calculs exacts, elle leur permet en contrepartie de conserver leur capacité de navigation : une capacité vitale en pleine forêt amazonienne. »

Pierre Pica repart sur le terrain en novembre 2006 pour une période de quatre mois, loin des équipements modernes de neuro-imagerie ou de l'atmosphère feutrée de l'université d'Harvard, bien décidé à apporter de nouveaux éléments à un débat complexe. Un débat qui, selon le chercheur, « dépasse largement l'étude d'un peuple attachant d'Amazonie, et qui pourrait éclairer de façon plus générale les rapports de la cognition humaine et de l'environnement, ou plus modestement, la nature étonnante des langues polysynthétiques qui, vraisemblablement, ne sont jamais parlées par des populations urbanisées. »

* Né en 1928, Noam Chomsky est considéré comme le créateur de la théorie de la grammaire générative, qui se distingue par sa recherche des structures innées du langage naturel, contribution souvent décrite comme la plus importante dans le domaine de la linguistique théorique du XXe siècle.

Olivier Boulanger le 21/09/2006