Moyen-Orient : comment ressusciter la mer Morte ?

Si rien n'est fait d'ici 2050, la mer Morte ne sera plus qu'une flaque d'eau salée. Pour la sauver, on imagine aujourd'hui ouvrir un canal entre la mer Rouge et la mer Morte. Une vaste étude de faisabilité du projet est sur le point de débuter. Reportage.

Par Lise Barnéoud, le 20/07/2007

La mer Morte se meurt

Le niveau de la mer Morte a déjà baissé de 25 mètres en moins de cent ans.

Il y a encore quelques années, la mer Morte venait lécher cette plantation de dattiers. Mais aujourd'hui, cette mer de sel se trouve à plusieurs centaines de mètres. Et les dattiers sont couchés par terre. « Vous voyez cette crevasse ici ? Elle est apparue il y a douze ans. C'était la première, indique Yehuda Cohen, un agriculteur du kibboutz d'En Gedi situé au nord de la mer Morte. Aujourd'hui, nos champs sont troués comme des gruyères. Nous avons perdu 1000 arbres ».

Des crevasses apparaissent partout où la mer Morte se retire.

Ces crevasses apparaissent les unes après les autres, au fur et à mesure que la mer Morte se retire. Ce sont en réalité d'anciennes poches de sel que les eaux souterraines emportent désormais vers le lac. Résultat : le sol s'effondre, engloutissant tout ce qui se trouve en surface (arbre, maison, route, poteaux électriques…).

La mer Morte se meurt et les cicatrices de son agonie sont nettement visibles. Sa superficie a déjà diminué d'un tiers depuis 1960. Aujourd'hui, son niveau baisse de plus d'un mètre par an.

L’homme en cause

Giddon Bromberg, président israélien de l'association des Amis de la Terre

Malgré la chaleur étouffante du site, l'agonie de la mer Morte n'est pas le fait du réchauffement climatique : un lac aussi salé ne perd que peu d'eau par évaporation. Si cette mer biblique disparaît, c'est d'abord parce que plus aucune goutte d'eau fraîche ne lui parvient du Jourdain, son principal affluent. En remontant le cours du Jourdain, en direction du lac de Tibériade, on comprend vite la raison de cet épuisement : l'agriculture intensive.

Des industriels israéliens et jordaniens exploitent les minéraux de la mer Morte

« C'est ici que meurt le Jourdain», annonce Giddon Bromberg, directeur israélien de l'association des Amis de la Terre pour le Proche-Orient , en montrant un barrage situé entre le lac de Tibériade et la mer Morte. En amont, on distingue encore un ruisseau relativement propre. En aval, il n'y a plus qu'un filet d'eau pollué. Tout autour, s'étale un champ de bananes irrigué. « Voilà comment on exporte notre eau : dans des bananes ! », poursuit Giddon Bromberg.

Mais ce n'est pas la seule raison de l'assèchement de la mer Morte. Celle-ci fait également l'objet de convoitise de la part d'industries minérales qui y trouvent là du potassium, du magnésium ou encore du brome en grande quantité. Problème : leur processus d'extraction entraîne chaque année la disparition (par évaporation ou consommation directe) de près de 800 millions de mètres cubes d'eau ! « Selon nos calculs, les industries israéliennes et jordaniennes seraient responsables d'environ 35% du déclin de la mer Morte », précise Ittai Gavrieli, chercheur à l'Institut géologique d'Israël.

La mer Morte : un site unique

La mer Morte est un patrimoine unique à plus d'un titre. C'est d'abord un site historique où l'on a découvert les plus anciennes traces de civilisation (qui remonte à près de 12.000 ans). C'est aussi un lieu saint pour les trois religions monothéiste (Islam, Judaïsme et Christianisme) où l'on a retrouvé plusieurs textes bibliques.

Mais c'est également le point le plus bas de la Terre (-419 mètres à sa surface) et l'eau la plus salée du monde (10 fois plus salée que la mer Méditerranée). La composition de cette mer, née du retrait de la mer Méditerranée, est exceptionnement riche en minéraux (32%, plus de 20 minéraux répertoriés). Ce qui en  fait un site reconnu mondialement pour sa valeur thérapeutique. On y vient pour soigner toutes sortes de maladies de peau, ainsi que les rhumatismes ou l'asthme.

Enfin, la mer Morte n'est pas aussi morte que son nom le prétend. Si l'on n'y trouve aucun poisson, elle héberge des micro-organismes uniques, qui se sont adaptés aux conditions extrêmes du milieu (forte concentration en sel, peu d'oxygène...) et qui intéressent tout particulièrement les chercheurs. Par ailleurs, on trouve tout autour du bassin de la mer Morte une faune importante et rare, comme le léopard, l'Ibex, des espèces de plantes endémiques et des poissons en voie d'extinction dans les sources d'eau douce avoisinantes. C'est aussi une étape pour plusieurs centaines de millions d'oiseaux migrateurs qui trouve là un lieu où se poser et se ravitailler après ou avant la longue traversée du désert…

Un grand projet de sauvetage...

Jean-François Richard, chargé du projet du « canal de la Paix » à l'Agence Française de développement

Alors que faire ? Comment sauver la mer Morte ? Voilà plus de dix ans que des experts réfléchissent à la question. Plusieurs projets ont été proposés, voire initiés avant d'être finalement abandonnés. Il faut dire que la situation politique des trois pays riverains (à savoir Israël, la Jordanie et les Territoires Palestiniens) n'a pas rendu les choses faciles.

Toutefois, le dernier projet en date, au nom évocateur de « canal de la Paix », pourrait bien aboutir. Sous l'égide de la Banque mondiale, les trois parties ont en effet signé en décembre 2006 le lancement d'une étude de faisabilité. Ce canal, qui alimenterait la mer Morte à partir de la mer Rouge, traverserait toute la région désertique d'Arava, à la frontière entre la Jordanie et Israël, soit environ 200 kilomètres le long de la faille du Rift.

Julie Trottier, hydropolitologue spécialiste du Moyen-Orient : « Ce n'est pas une solution à long terme. »

Par ailleurs, le projet profiterait du différentiel d'altitude (420 mètres) entre la mer Rouge et la mer Morte pour fabriquer de l'électricité, laquelle servirait notamment à faire tourner une station de désalinisation et produire de l'eau potable. Un trois en un en quelque sorte : la mer Morte serait sauvée, plusieurs centaines de mégawatts seraient produits et 800 millions de mètres cubes d'eau potable pourraient être fournis aux riverains chaque année .

Les mégaprojets sont-ils « inévitables » ?

Yaacov Garb: “Les mégaprojets se contruisent lorsqu'ils signifient différentes choses pour différentes personnes“

« Il arrive un moment où les projets atteignent une taille tellement importante qu'il devient vraiment difficile de faire marche arrière ». Pour Yaacov Garb, spécialiste des « mégaprojets » à l'Université de Ben Gurion, le canal de la Paix pourrait bien devenir un projet inévitable simplement du fait de son ampleur. Parce qu'il affiche plusieurs objectifs à la fois (sauver la mer Morte ; fournir de l'eau potable ; créer une coopération favorable à la paix…), ce projet nécessite de regrouper plusieurs partenaires locaux et internationaux, ce qui amène petit à petit le projet à un niveau d'existence « indépendant », avec sa propre dynamique. « Le projet peut alors être accepté non pas grâce à sa pertinence mais parce qu'il devient quasi inévitable aux yeux de tous », explique le chercheur. Par ailleurs, les mégaprojets mobilisent de nombreux consultants et constructeurs, ce qui les rend également attractifs pour la communauté internationale. « L'étude de faisabilité de 15 millions de dollars uniquement sur la solution mer Rouge/mer Morte participe à fermer tout débat autour du projet. Car qui d'autres hormis la Banque Mondiale pourra financer une étude de cette ampleur sur une autre alternative ? Pas grand monde. Or pour prouver qu'il existe d'autres alternatives plus pertinentes, il faudra dorénavant atteindre un niveau d'étude équivalent à celui que s'apprête à lancer la Banque Mondiale… », conclut Yaacov Garb.

...loin de faire l'unanimité !

Le golfe d'Aqaba où devrait être prélevée l'eau pour la mer Morte

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la mer la plus salée du monde a toujours été alimentée par de l'eau fraîche. « Introduire de l'eau salée en grande quantité perturbera automatiquement l'écosystème de la mer Morte. Nous nous attendons, par exemple, à avoir une précipitation de gypse à cause des sulfates amenés par l'eau de mer. Cela créera sans doute une couche blanchâtre pendant un certain temps à la surface de l'eau », précise le géologue Ittai Gavrieli.

Plus gênant encore : l'apport de phosphates et de nutriments provenant de la mer Rouge pourrait également entraîner une prolifération d'algues vertes, dont personne n'est capable de mesurer ni l'ampleur ni la durée. D'où l'hésitation, voire l'opposition, du secteur du tourisme vis-à-vis de ce projet.

Eli Raz, géologue indépendant :
Le gros problème du canal de la paix réside dans ses incertitudes...

Mais ce n'est pas tout. Selon la Société Royale Scientifique de Jordanie, prélever de grandes quantités d'eau dans le golfe d'Aqaba, au nord de la mer Rouge, ne serait pas sans conséquence sur son écosystème.

« L'appel d'eau créé par le canal va engendrer des courants ainsi qu'une turbidité qui modifiera l'écosystème du golfe d'Aqaba, prévient ainsi Dr Bassam Hayek. Par ailleurs, il existe des fermes aquacoles à l'endroit où est prévu la construction du canal, ce qui pourrait poser des problèmes de pollution de l'eau destinée à être dessalée ».

Jean-François Richard (AFD) : « Les risques sont limités. »

Enfin, il existe également un risque non négligeable pour la région d'Arava traversée par le canal : « c'est une région très active d'un point de vue sismique, explique Moshe Shirav-Schwartz, chercheur à l'Institut géologique d'Israël et auteur d'une étude sur le sujet. Or les nappes d'eau souterraines, seules ressources en eau fraîche dans la région, sont peu profondes. Il existe donc un risque de contamination des aquifères si le canal déborde, fuit ou viendrait à être détruit ».

Une autre alternative : un canal entre la mer Méditerranée et la mer Morte

Eli Raz, géologue israélien :
« Il existe des alternatives plus écologiques et moins chères... »

Avant le projet du canal de la paix, un autre canal était envisagé, entre la mer Méditerranée et la mer Morte. En effet, la mer Méditerranée est située à environ 80 kilomètres de la mer Morte, donc elle est beaucoup plus près de la mer Rouge. Par ailleurs, la zone traversée est moins sujette aux séismes. En revanche, elle est beaucoup plus habitée que la région de l'Arava. Et surtout, elle n'implique qu'Israël. Or la mer Morte est une entité maritime internationale : les autres riverains n'acceptent pas qu'une solution unilatérale soit prise à son égard.

Autre solution proposée par Eli Raz, géologue indépendant : alimenter le lac de Tibériade, et donc le Jourdain, via la méditerranée en utilisant les canaux existants mais en sens inverse. « Cela permettrait de redonner vie au Jourdain sans toucher au développement économique de la région tout en sauvant la mer Morte et à un coût moindre que le canal de la Paix », défend-il.

Rouvrir les vannes du Jourdain ?

L'agriculture intensive est la première responsable de l'assèchement du Jourdain.

« Si l'on veut réellement ressusciter la mer Morte, il faut revenir à la situation originelle et rouvrir les vannes du Jourdain. Ce n'est pas en apportant de l'eau salée que l'on sauvera la vraie mer Morte ! », s'emporte Eli Raz, géologue indépendant basé sur les rivages de la mer Morte. De Jérusalem à la mer Rouge, en passant par le désert de Néguev et la région du Jourdain, tout le monde s'accorde en effet à dire que le remède le plus logique et le plus écologique serait de redonner vie au Jourdain pour qu'il alimente à nouveau la mer Morte.

« Le Jourdain aussi est à l'agonie : pourquoi ne pas lui prêter autant d'attention qu'à la mer Morte ? C'est aussi un héritage culturel très important et il joue un rôle écologique majeur, notamment pour les oiseaux migrateurs africains ! », explique Giddon Bromberg de l'Association des Amis de la Terre. Mais réhabiliter le Jourdain nécessiterait d'abord de modifier la politique agricole. Et priverait la région du bas Jourdain d'un apport économique non négligeable.

Julier Trottier, hydropolitologue : « Rouvrir les vannes du Jourdain revient à ouvrir une énorme boîte de pandore... »

Mais cette solution pose également un problème politique aigu. Car les volumes d'eau prélevés par les trois pays riverains du Jourdain ne sont pas du tout du même ordre de grandeur. Ainsi, 90% de l'eau de Cisjordanie est captée par les Israéliens. Les Palestiniens n'ont pas accès au Jourdain et ne sont pas autorisés à forer de nouveaux puits.

« Rouvrir les vannes du Jourdain, c'est ouvrir une énorme boîte de pandore, cela pose un problème politique majeur explique Julie Trottier. Car si l'on décide de ne plus détourner l'eau pour l'irrigation, il faudra revoir totalement la façon dont l'eau est aujourd'hui partagée... »

L’agriculture en Israël

Eilon Adar

« L'agriculture consomme plus de la moitié des ressources en eau du pays mais ne participe qu'à environ 2% de son produit intérieur brut », condamne l'Association des Amis de la Terre du Moyen-Orient. Néanmoins, l'eau consommée par l'agriculture israélienne provient de plus en plus d'eau usée retraitée, d'eau de mer dessalée ou encore d'eau saumâtre. « 55% de l'eau consommée par notre agriculture est issue d'eau saumâtre ou des effluents des villes ! Nous avons diminué par deux notre consommation d'eau fraîche depuis la dernière grande sécheresse de 1998 », explique ainsi Dan Levanon, expert au ministère de l'Agriculture. Israël réutilise aujourd'hui 75% de ses eaux usées, un record dans le monde. Par ailleurs, le pays inventeur de l'irrigation au goutte-à-goutte a mis en place des systèmes ultraperformants pour utiliser avec efficacité l'eau fournie aux plantes. Les gouttes sont ainsi acheminées jusqu'aux racines de la plante ; des serres ou des filets diminuent l'évaporation des plantes ; la culture hydroponique (une culture hors sol dans un mélange de terre volcanique) se répand et permet ainsi de grandes économies d'eau. Toutefois, si l'on souhaite redonner vie au Jourdain, pour certains experts la seule solution est de revoir le choix des plantes cultivées (les plantations de bananes, maïs ou coton sont particulièrement consommatrices d'eau)  voire de remettre en question l'activité agricole dans cette région.

Lise Barnéoud le 20/07/2007