Traqueurs d'insectes : mission périlleuse au cœur des Yungas

Au cours d'une récente expédition dans les forêts qui couvrent les contreforts des Andes, des entomologistes ont prélevé de minuscules insectes tapis au sommet d'immenses arbres tropicaux. Un exploit physique, destiné à percer les secrets de l'évolution. Et qui contribue, au passage, à la préservation d'écosystèmes menacés. Reportage au cœur des Yungas argentines.

Par Pedro Lima, le 12/07/2007

Expédition scientifique dans la canopée

Eric Guilbert, entomologiste, a acquis les techniques de «tree climbing» pour grimper dans la canopée en toute autonomie. Il bat les feuilles pour récupérer les insectes dans une sorte de parapluie.

Les Indiens Guarani, qui vivent dans les épaisses et humides forêts des Yungas, sur les contreforts orientaux des Andes, racontent une curieuse histoire sur le « Yaguareté », le plus grand félin d'Amérique du Sud. Le jaguar serait toujours invisible aux yeux des hommes, mais ne cesserait de les observer, tapi sous les couverts végétaux. Si les Indiens disent vrai, alors le félin a surpris récemment un insolite ballet aérien au cœur des Yungas : trois hommes suspendus au bout de longues cordes rouges et jaunes, progressant en équilibre sur la cime des cèdres, des urundels et des robles, les arbres les plus courants dans la zone, et prélevant de mystérieux échantillons dans les branches les plus élevées, au moyen de perches et de nappes tendues dans les feuillages.

Elagueurs des sommets ? Touristes en quête de sensations fortes ? Vous n'y êtes pas. Eric Guilbert, Cyrille D'Haese et Lionel Picart participent à une expédition scientifique, Cafotrop-Energia-Muséum, qui s'est déroulée en Argentine durant la première quinzaine de juin. Les deux premiers sont entomologistes au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris. Le troisième est guide de « tree climbing », une technique de grimpe d'arbre permettant d'accéder en toute sécurité aux plus hautes branches, et dans le plus grand respect de la nature.

En compagnie de deux collègues argentins du Museo de La Plata, Diego Carpintero et Sara Montemayor, nos trois explorateurs ont sillonné les épaisses forêts tropicales, pour y traquer les insectes de leurs rêves, répondant aux noms de tingides – insectes qui constituent une famille de punaises – et collemboles.

Les Yungas

D'origine quechua – lieu au climat insalubre, chaud et humide – ce terme désigne l'ensemble des régions qui occupent le versant oriental de la Cordillère des Andes, de l'Équateur à l'Argentine. Situées entre 600 et 2 500 mètres d'altitude, les Yungas sont entrecoupées de vallées bien arrosées, baignées de brouillard et couvertes de forêts humides qui en font un biome unique des plus riches par sa faune et sa flore. Classées Réserve de Biosphère par l'Unesco, elles font partie des 25 « hot-spots » de biodiversité définis par Meyers et al. (2000).

À la recherche d'insectes

Quelles sont les principales caractéristiques de la canopée ?

Renouvelant en profondeur deux cents ans de pratique d'entomologie, ces scientifiques ne se contentent pas des bords de route et des sentiers de promenade pour collecter leurs spécimens. Tournant les yeux vers le ciel, ils vont au contraire chercher les insectes là où ils se trouvent : au sommet des arbres, dans la canopée, qui marque la limite entre le ciel et la couverture végétale.

« Ce milieu est encore largement méconnu, essentiellement pour sa difficulté d'accès, explique Eric Guilbert, responsable de la mission et co-créateur de la société Cafotrop, qui a pour vocation d'exploiter le « tree climbing » à des fins scientifiques. Pourtant, les études déjà menées ont montré que la canopée renferme une grande richesse biologique. C'est pourquoi nous avons décidé d'y concentrer nos efforts. »

Cyrille D’Haese, entomologiste, spécialiste des collemboles, récupère avec un aspirateur à bouche, les insectes contenus dans les sols suspendus constitués de mousse et de litière dans la canopée.

Une fois en hauteur, parfois à 40 mètres au-dessus du sol, les scientifiques prélèvent les « sols suspendus» qui les intéressent, c'est à dire les mousses et les plantes qui poussent sur les branches. Ou battent les feuillages pour faire tomber dans leurs nappes suspendues les précieux insectes.

Seuls problèmes rencontrés dans les cimes des Yungas, mais aussi du Gabon ou de Nouvelle-Calédonie, où Cafotrop a également réalisé des missions : la présence de serpents, de guêpes ou de fourmis, dont les piqûres à l'acide formique font redescendre les chercheurs illico ! Parfois, les rencontres sont plus agréables, comme celle d'un oiseau tropical, ou d'un groupe de singes venu assister au curieux spectacle des entomologistes voltigeurs.

Au laboratoire, une étude morphologique...

Mais au-delà de ces péripéties, et de l'apparence d'aventure sportive qui se dégage de la mission, les objectifs scientifiques sont bien réels. En collectant leurs insectes, les biologistes du Muséum accèdent en effet à des informations capitales sur l'évolution du vivant.

Un tingide, ou punaise dentellière...

Les études se déroulent de retour au laboratoire, où les échantillons sont analysés. Un véritable travail de fourmi, qui s'étale sur plusieurs années, tant le nombre d'insectes prélevé est grand, et les études minutieuses. Ainsi, pour la seule mission des Yungas, 820 spécimens, dont 614 hétéroptères et 206 collemboles, ont été collectés sur quatre sites. Un chiffre encore provisoire, puisque tout le contenu des pièges à insectes posés sur le terrain n'a pas été trié. L'ensemble représente pour l'instant quinze familles de punaises et cinq familles de collemboles. Chaque insecte est décrit morphologiquement, tout d'abord au miscroscope optique, puis au microscope électronique à balayage, qui permet des grossissements jusqu'à 90 000 fois.

« Nous pouvons ainsi visualiser l'ultrastructure des insectes, comme des orifices glandulaires, des microvalvules ou des insertions de poils, explique Cyrille D'Haese. Ils nous permettent de situer chaque espèce dans les arbres phylogénétiques que nous construisons, basés sur leurs relations de parenté. »

Tingides et collemboles

Un collembole

Les tingides – ou punaises dentellières – sont des insectes de la famille des Hétéroptères, communément appelés punaises. Les tingides regroupent environ 2 600 espèces, qui se nourrissent exclusivement de végétaux et sont attirés par la lumière. Elles se caractérisent par leur morphologie externe qui présente des structures réticulées ou alvéolées de taille et de forme variables, qui leur donne un aspect en dentelle.

Les collemboles sont des microarthropodes, apparus il y a près de 400 millions d'années, qui constituent un élément majeur dans la faune du sol. La majorité des collemboles se nourrissent aux dépens de la microflore du sol (bactéries, champignons) et jouent ainsi un rôle important dans le contrôle des dynamiques de leurs populations et dans l'équilibre de la chaîne alimentaire. Plus de 6 500 espèces de collemboles ont été décrites à ce jour, ce qui ne représente probablement qu'une petite partie de leur diversité.

... et génétique

Cette étude morphologique est associée à une analyse de l'ADN de certains individus. Le séquençage d'une portion de gène, et sa comparaison avec d'autres espèces, permet également de déterminer les liens de parenté. Enfin, l'étude d'individus à des stades larvaires différents fournit des informations sur les vitesses de développement embryonnaire des insectes. Autant de données qui sont compilées et traitées par de puissants calculateurs afin de tester des hypothèses évolutives concernant des moments clés de l'histoire de la vie. Des événements survenus à des périodes très reculées, il y a 200 ou 300 millions d'années, et dont ces insectes portent la trace dans leur génome et leur morphologie. Exemples : la sortie des eaux de certains groupes d'insectes, ou l'apparition de formes extravagantes, comme ces ailes immenses dont sont dotées plusieurs espèces de tingides.

Il arrive aussi que certains insectes contribuent à résoudre des questions plus inattendues : « En établissant les différences phylogénétiques entre des groupes vivants sur des continents différents, on peut déduire les dates de leur séparation, explique Cyrille D'Haese. Ces informations peuvent servir aux géologues, qui s'intéressent aux mouvements de la croûte terrestre, et à la chronologie de la séparation des continents. »

Pour une préservation des écosystèmes

Les 25 « hot-spots »

Outre l'intérêt scientifique que représentent les insectes, la mission poursuit un second objectif, tout aussi important. À travers les connaissances acquises sur les groupes d'insectes qu'ils étudient, les chercheurs mettent en valeur la richesse écologique et biologique des forêts explorées, et encouragent les mesures de sauvegarde. Cafotrop concentre en effet ses efforts sur des zones appelées « hot-spots », connues pour leur biodiversité. Preuve de cette richesse : les 25 hot-spots répertoriés, couvrant à peine 1,4% de la surface de la Terre, contiennent les deux cinquièmes des espèces vivantes connues.

En quoi consistent les hot-spots, sites à grande biodiversité?

Or, ces zones sont grandement menacées. Ainsi, la réserve de biosphère des Yungas, qui s'étend sur 1,3 million d'hectares dans les provinces très pauvres du nord de l'Argentine, est soumise à de fortes menaces dues aux activités humaines : déforestation, pollutions industrielles, fragmentation des espaces vitaux d'espèces animales du fait de la construction de routes ou de pistes.

Les décideurs argentins suivront-ils les recommandations des chercheurs qui, comme Eric Guilbert et Cyrille D'Haese, militent pour leur protection ? On peut l'espérer, pour ces zones naturelles dont la valeur écologique est inestimable… Mais aussi pour la survie du « Yaguareté » sacré des Indiens Guaranis, qui hante silencieusement les forêts des Yungas.

Pedro Lima le 12/07/2007