Mélamine : retour sur le scandale du lait frelaté

On l'a appelé "mélamime" ou "mélanine". Elle serait toxique, ou pas, mais fatale quand même… Et puis, elle multiplierait les protéines du lait comme des petits pains. Au final, après plusieurs semaines de battage médiatique autour du scandale du lait frelaté chinois, un point précis peut sembler utile sur cette substance méconnue, la mélamine : son origine, ses effets sur la santé et ses connexions avec la fraude.

Par Viviane Thivent, le 14/10/2008

MélaMine ou mélaNine ?

Un lapsus, affirmait Freud, n'est jamais dénué de sens. Alors, que penser de la vague de dérapages phonétiques qui a déferlé sur les médias, en septembre, lors de la contamination à grande échelle du lait chinois par de la mélamine - et non de la mélanine* comme entendu ou lu un peu partout - tuant, officiellement, quatre nourrissons et envoyant des milliers d'autres à l'hôpital.

Semblait-il si inconcevable de trouver de la mélamine, une résine servant à fabriquer du formica, dans du lait ? « Moi-même, quand j'ai entendu la nouvelle, se souvient un importateur français de mélamine, j'ai cru que le journaliste s'était trompé, qu'il voulait dire mélanine et pas mélamine. Vous imaginez, de la résine dans du lait pour bébé...» Pourtant, c'est bien cette substance que les nourrissons chinois ont avalé pendant des mois.

* La mélanine est un pigment qui permet à la peau de bronzer et de se protéger des U.V.

Qu’est-ce que la mélamine ?

Une molécule de mélamine

La mélamine (C3H6N6) est un composé dérivé de l'urée. Mise au point dans les années 1930, elle résiste à la lumière, à la chaleur et au contact de nombreuses substances chimiques corrosives. Autant de propriétés qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'ont rendue indispensable à l'industrie. On la trouve désormais dans des plastiques, des résines, des colles, des insecticides, des engrais et même des médicaments. De fait, la mélamine est omniprésente dans notre environnement et dans notre alimentation.

Dès 1987, on note la présence de mélamine dans des boissons de consommation courante comme le café, le jus d'orange ou le lait fermenté, à hauteur de 0,54, 0,72 et 1,42 mg/kg (1). La faute à un phénomène de migration qui ferait passer un peu de ce composé du contenant, l'emballage, au contenu liquide. D'après l'OCDE (2), chacun d'entre nous en absorberait quotidiennement 0,007 mg par kilo de poids corporel. Une contamination légère et légale puisqu'en Europe, cette molécule est autorisée comme additif dans les plastiques avec une migration de 30 mg par kilo d'aliment (directive européenne de 2002).

(1) Ishiwata et al. J. Assoc. Off Anal. Chem., 70, 1987
(2) OCDE (1998) Screening Information data set for melamin, CAS No 108-78-1

Quels effets sur la santé ?

Est-ce dangereux ? En théorie non, du moins pas à ce niveau d'exposition. A faible concentration en effet, la mélamine n'est pas stockée par le corps. Elle circule dans le sang avant d'être éliminée par le système urinaire en quelques heures. Des expériences menées sur des rats ont de plus montré qu'une seule exposition, même importante (3100-3300 mg de mélamine par kilo chez la souris) ne suffit pas à perturber l'organisme.*

Image d'un calcul observé aux rayons X dans une vessie humaine

En revanche, les choses se compliquent dès lors que l'ingestion se fait de façon récurrente. Après plusieurs semaines avec 1 500 mg de mélamine par kilo et par jour, les rats (surtout les mâles) présentent des dysfonctionnements rénaux et urinaires : réactions inflammatoires, hyperplasie de la vessie et formations de calculs rénaux*. De plus, ces « cailloux » – des cristaux de mélamine et de l'un de ses métabolites, l'acide cyanurique – ne se comportent pas comme des calculs classiques. En 2007, des chercheurs de l'université du Michigan ont montré que, chez les animaux empoisonnés à la mélamine, les cristaux ne se dissolvaient pas normalement. Ils étaient plus lents à se résorber, ce qui laissait entrevoir une toxicité potentiellement chronique de la substance.

La contamination à la mélamine peut-elle être fatale ? Oui, puisque avec 25 grammes de mélamine par jour, un mouton meurt en 7 à 11 jours à cause d'une élévation du taux d'urée dans le sang. A 4500 – 9000 mg/kg/jour, des rats mâles développent des tumeurs. Pour autant, d'après les autorités sanitaires, cet effet serait propre au rongeur. En 1999, l'International Agency for Research on Cancer (IARC) a de fait tranché : la mélamine n'est ni génotoxique (sur le patrimoine génétique), ni carcinogène (induisant des cancers), ni tératogène (source de malformations congénitales).

Quid de l'homme ? Difficile à dire. Faute de données épidémiologiques, on ignore en combien de temps et avec quelle dose les symptômes d'empoisonnement à la mélamine apparaissent. A défaut de mieux, le seuil d'exposition maximale légale pour l'homme a été calculé à partir de la concentration de mélamine au-dessous de laquelle aucun effet n'est observé chez les rats, soit 63 mg/kg/jour pendant 13 semaines. Ce chiffre a ensuite été divisé par 10, ce qui a permis de définir le seuil des apports quotidiens tolérables pour l'homme, soit 0,63 mg de mélamine par kilo corporel pour la Food and Drug Administration américaine (FDA) et 0,5 pour l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa).

* Les détails de ces études sont dans un rapport de l'Efsa 2007.

Quelle quantité dans le lait de bébé ?

A cette question, les instances internationales n'ont qu'une réponse très partielle. Le plus important taux de mélamine découvert dans la poudre de lait chinois est d'environ 2 563 mg/kg avec une valeur médiane pour l'ensemble des échantillons épinglés de 29 mg/kg. Un calcul rapide montre qu'un nourrisson qui n'aurait été nourri qu'avec le lait le plus hautement contaminé au cours des six premiers mois de sa vie a en fait, ingurgité entre 600 mg et 725 mg de mélamine par jour (soit environ entre 200 mg/kg/jour et 145 mg/kg/jour).

Pourquoi de la mélanine dans le lait de bébé?

Le lait Sanlu est l'un des produits contaminés par de la mélamine.

Dans le cas chinois, la contamination du lait par de la mélamine n'est pas accidentelle mais délibérée. Incorporer de la mélamine dans un aliment permet d'améliorer sa valeur nutritionnelle, du moins celle mesurée par les autorités sanitaires. La teneur en protéines (molécules comportant de l'azote) des aliments est en effet évaluée de façon indirecte, par une mesure de la concentration en azote. En ajoutant de la mélamine, une molécule contenant six atomes d'azote, il est possible de fausser les mesures : le lait paraît bien plus riche en protéines qu'il ne l'est en réalité ; dans le cas chinois, plus riche même que les laits normaux. Résultat : de tous les laits vendus en Chine, ceux frelatés, estampillés comme "hautement nutritifs" par les autorités chinoises, étaient très prisés et recommandés même aux plus fragiles des enfants.

« Ce n'est pas la première fois qu'une telle fraude est observée », explique-t-on à la direction des fraudes du ministère de l'Economie français. L'année dernière déjà, de la mélamine avait été utilisée pour booster la valeur protéinique de gluten de blé et de protéines de riz chinois. Vendus sur le marché américain et écoulés dans de la nourriture pour chiens et chats, ces produits "made in China" avaient fait des ravages au sein des animaux de compagnie américains. Le rapport de la FDA réalisé en 2007 à la suite de cette affaire a montré que ces dérivés de blé et de riz contenaient entre 2 et 80 g de mélamine par kg. La nourriture contaminée, elle, présentait des teneurs en mélamine oscillant entre 9,4 à 1 952 mg/kg. C'est moins que celle de la poudre pour bébé.

Quand a commencé la fraude ?

Comment le scandale a-t-il été découvert ? Non pas à la suite d'un afflux massif d'enfants dans les hôpitaux chinois. « Le gouvernement chinois n'a cessé de le répéter, explique Nyka Alexander du bureau chinois de l'OMS, il ne s'est aperçu de rien avant d'être informé du problème par le gouvernement néo-zélandais. » Début septembre donc. Reste que lorsque le scandale est rendu public, le 16 septembre, par la Chinese State Administration of Quality Supervision, Inspection and Quarantine (AQSIQ), ce n'est pas une, mais 22 compagnies qui sont concernées par la fraude, soit 20% des usines de production de lait chinoises. La pratique n'était donc pas nouvelle puisqu'elle avait eu le temps de se propager.

Alors depuis quand les bébés chinois ingèrent-ils de la mélamine ? « Une des personnes arrêtées a avoué que son usine avait commencé à ajouter de la mélamine au lait en poudre fin 2007, continue Nyka Alexander. Mais d'autres rapports font déjà état de contaminations antérieures ». Autant dire que le nombre de bébés intoxiqués (officiellement 4 morts et 50 000 enfants malades) a été, à l'évidence, sous-estimé. En mai et juin, des journalistes chinois avaient déjà signalé d'étranges décès au sein de la population des nouveau-nés. A l'époque, les articles avaient été censurés par le gouvernement chinois. Ces journalistes ainsi que certaines organisations non gouvernementales accusent maintenant le gouvernement chinois d'avoir voulu étouffer l'affaire pour ne pas ternir l'image chinoise lors des Jeux Olympiques de Pékin.

Pouvait-on prédire le désastre ?

Afflux dans un hôpital chinois, au lendemain de la révélation du scandale.

Deux scandales alimentaires liés à la mélamine et à la Chine en moins d'un an. Le fait est troublant. Alors, était-il possible d'anticiper le second désastre ? Non, assure-t-on à l'OMS. Pourtant, le 25 septembre 2008, dans un communiqué de presse publié par l'Afssa pour rassurer le consommateur français, on peut lire : « Compte tenu des informations concernant le lait en poudre en Chine et les risques de présence de mélamine, l'importation des laits en poudre en provenance de ce pays a été interdite depuis 2002 dans l'Union Européenne. » Renseignements pris, il s'agit d'une erreur. Si le lait en poudre d'origine chinoise n'est pas admis en Europe, c'est parce qu'il ne répond pas aux normes sanitaires européennes. Mais alors, si le lait chinois avait été identifié comme problématique, pourquoi aucun suivi sanitaire n'a été mis en place par les instances internationales? Réponse de la direction de la division de sécurité alimentaire de l'OMS : « Car nous n'avons ni la capacité, ni l'autorité, de mettre en place un contrôle de qualité du lait ou de n'importe quel autre aliment en Chine ou ailleurs. » L'OMS n'aurait donc ni la possibilité, ni la légitimité, d'épauler une nation qui échoue à mettre au pas son industrie agroalimentaire. De toute façon, on ne pouvait pas savoir pour la mélamine, martèle-t-on dans les administrations internationales.

Reste que la Chine est le plus gros producteur de mélamine au monde. « Il faudrait d'ailleurs qu'elle augmente sa production pour répondre à la demande mondiale », affirme un importateur français de mélamine. Les suivis de production effectués par l'entreprise néerlandaise DSM melamine, l'un des derniers producteurs européens de mélamine, confirment la situation du marché.

Mais alors, comment expliquer qu'un composé aussi recherché se retrouve soudain dans du lait pour bébé ? Peut-être parce que la demande n'a pas toujours été aussi forte. En 2006, la production chinoise a saturé le marché et la Chine s'est retrouvée avec un important surplus de mélamine. Et ce, alors que l'augmentation du prix de l'urée (matière première de la mélamine), entre 2002 et 2007, rendait cette production de moins en moins rentable. Un phénomène qui pourrait être à l'origine de rapprochements frauduleux. Au lendemain de l'empoisonnement des chiens et chats américains, en 2007, ce problème avait déjà été soulevé. Pour autant, aucun suivi de la teneur en mélamine des aliments - pourtant facilement détectable par chromatographie -, n'a été mis en place. « Ce n'est pas notre rôle puisque ces produits sont interdits en Europe », se défendent l'Efsa et l'Afssa. « Ce n'est pas notre travail », se défausse également l'OMS qui exprime néanmoins, par voie de communiqué de presse, sa « grande tristesse »... L'OMS tient également à rappeler, sans égards pour les victimes de ce scandale au lait frelaté, que « la meilleure façon de nourrir un bébé, c'est quand même au sein. »

Viviane Thivent le 14/10/2008