Polynésie : des bactéries, des langues et des hommes

Quel est le point commun entre un groupe de dialectes humains et une poignée de bactéries stomacales ? Réponse : les deux ont permis de retracer l'histoire du peuplement de l'océan Pacifique. Récit d'une enquête archéo-grammatico-digestive qui tranche enfin la question des si énigmatiques origines polynésiennes.

Par Viviane Thivent, le 06/02/2009

Retracer l’histoire océanienne

Pièges à poissons de Huahiné (Polynésie)

Demandez à des archéologues de reconstituer l'histoire des migrations humaines et vous verrez qu'ils se comporteront derechef en Indiens d'Amérique. Comprendre par là qu'ils se mettront à scruter le sol, à remuer la terre, la végétation, à fouiller les grottes, les bois, les clairières dans l'espoir d'y trouver quelques indices anodins, du type ossements humains, pierres taillées, vestiges de routes, de bâtisses, de bateaux... bref, tout ce qui pourrait trahir la présence passée d'un groupe humain.

Une stratégie classique mais pas toujours efficace. D'abord parce que n'est pas Sioux qui veut. Ensuite parce que ce qui fonctionne pour retracer des mouvements de populations récents ne marche pas forcément pour des déplacements datant de plusieurs milliers d'années. De fait, certains flux migratoires, comme ceux ayant atteint les si lointaines îles polynésiennes, sont restés mystérieux... Du moins jusqu'à aujourd'hui. Car deux équipes viennent de trancher la question en usant de ruses assez inattendues (Science, 23 janvier 2009).

Dis-moi quelles bactéries tu as, je te dirai d'où tu viens...

La répartition des différentes souches d'Helicobacter pylori dans le Pacifique.

La première stratégie a consisté à mettre en œuvre des techniques de génétique des populations, discipline dont l'objet est de comparer le génome des populations actuelles pour établir, par exemple, leur niveau de ressemblance et de fait leur degré de parenté. En effet, lorsque deux populations sont isolées géographiquement l'une de l'autre, leur génome se met à diverger à une vitesse qu'il est possible de déterminer. Aussi, le niveau de ressemblance génétique entre deux populations informe les chercheurs sur la date de leur séparation. Un indice précieux pour quiconque cherche à reconstituer des flux migratoires passés, a fortiori si ceux-ci ont eu lieu dans un système composé d'îles plus ou moins isolées.

En étudiant la distribution géographique de Helicobacter pylori, les chercheurs ont reconstitué les grands flux migratoires humains.

Jusqu'à présent, cette méthode génétique, appliquée au génome humain dans les années 1990, n'avait pas permis de résoudre l'énigme polynésienne. Pourquoi en serait-il alors autrement aujourd'hui ? Parce qu'au lieu d'appliquer cette technique au génome des migrants humains, l'équipe l'a plaquée à un parasite, une bactérie vivant dans l'estomac de l'homme, Helicobacter pylori.

En étudiant la distribution géographique actuelle des différentes souches d'H. pylori, les chercheurs ont ainsi pu remonter dans le temps et dater la séparation de chaque population humaine via le «mouchard» bactérien qu'elle porte (Y. Moodley et al., Science, 23 janvier 2009). L'étude montre que le peuplement du Pacifique se serait fait lors de deux migrations successives. La première, venue du Sud-Est asiatique, aurait atteint la Nouvelle-Guinée et l'Australie il y a environ 30 000 ans. La deuxième vague de migration, celle qui a atteint la Polynésie et même l'île de Pâques, serait partie de Taïwan il y a 5 000 ans.

De l'évolution des langues

Un résultat qui corrobore, presque mot pour mot, le scénario proposé, la même semaine, là encore dans la revue Science, par une équipe néo-zélandaise, à la suite d'une approche linguistique (Gray et al., Science, 23 janvier 2009 ), donc très différente de la première. Du moins en apparence. Car les chercheurs ont en fait utilisé la même stratégie que la première équipe sauf qu'en lieu et place des gènes et des bactéries stomacales, ils ont étudié des mots et des dialectes régionaux.

Le degré de parenté des langues dans le Sud-Est asiatique

En comparant les mots (nombre de mots différents ou semblables) de 400 langues régionales (appartenant toutes à la famille austronésienne), ils ont établi le degré de parenté de chaque dialecte et, à partir de là, l'origine et la date de sédentarisation des migrants parlant ces langues. Et d'après leurs conclusions, la conquête des îles Pacifique a débuté il y a environ 5 000 ans, de Taïwan. Elle s'est de plus faite en plusieurs étapes. Une première vague de migrants serait partie de Taïwan il y a 5 230 ans et aurait rejoint les Philippines. Puis la migration se serait stoppée pendant 1 000 ans avant de reprendre et de permettre la conquête d'îles situées toujours plus à l'est, la dernière île peuplée étant Rapanui, l'île de Pâques, il y a 1 500 ans environ.

L'avancée des migrants dans le Pacifique se serait donc faite par paliers, avec une alternance de temps dédiés à la sédentarisation et d'autres, dévolus aux propagations démographiques. Un phénomène qui pourrait être connecté à la mécanique du progrès au sein des civilisations humaines. Les épisodes de migrations pourraient en effet être liés à l'apparition d'innovations sociales ou techniques, ici des bateaux plus performants permettant l'exploration de zones lointaines et isolées.

Viviane Thivent le 06/02/2009