Homme/Femme : deux sexes sans frontière

Caster Semenya, athlète sud-africaine, championne du monde du 800 mètres, serait hermaphrodite. Bien malgré elle, sa présence à la Une des médias, fait sortir de l'ombre une population silencieuse : les intersexués.

Par Paloma Bertrand, le 14/12/2009

Sous les feux de la rampe

Illustration de Renard

Caster Semenya est cette athlète sud-africaine qui a remporté le 800 mètres féminin aux derniers championnats du monde d'athlétisme en août à Berlin. Suspectée d'être un homme par certaines concurrentes, elle a depuis été soumise à des tests de féminité diligentés par la Fédération internationale d'athlétisme, l'IAAF, qui devait à plusieurs reprises communiquer les résultats. La Fédération s'est finalement rétractée et le dossier médical est resté confidentiel.

Selon le dernier communiqué en date du 18 novembre, la Fédération a annoncé que l'athlète, « innocente de toute faute », conservera son titre de championne du monde du 800 mètres et sa médaille. Et que les « discussions […] se poursuivent en vue de trouver une solution concernant [sa] participation aux compétitions d'athlétisme ».

Homme ou femme ? Hermaphrodite, a-t-on pu lire dans la presse...

La position des institutions sportives dans les cas d’hermaphrodisme

Les cas d'athlètes intersexuées ou masculinisées par la prise de produits dopants ponctuent l'histoire de l'athlétisme. Selon Jean-Pierre de Mondenard, auteur du Dictionnaire du dopage, en 1964, "lors des Jeux Olympiques de Tokyo, 26,7% des athlètes médaillées d'or n'étaient pas des femmes authentiques".

Le monde sportif a tenté au fil des décennies de mettre en place, lors de compétitions internationales, des tests de féminité : examens anatomiques, tests chromosomiques, génétiques. Mais ni l'anatomie, ni les chromosomes ne peuvent suffire à définir avec certitude ce qu'est une femme. Le Comité olympique a ainsi supprimé ces tests depuis les Jeux Olympiques de Sydney, en 2000, s'autorisant de les pratiquer au cas par cas. Selon l'IAAF, Caster Semenya est la huitième athlète désignée de « genre suspect » depuis 2005. Quatre d'entre elles ont dû mettre fin à leur carrière sportive, les autres ont été réhabilitées. En 2003, une commission médicale créée sous l'égide du Comité international olympique, a fait ses recommandations : toute personne ayant subi une réassignation sexuelle avant la puberté pourra concourir dans la catégorie correspondant au sexe qui lui a été attribué. Lorsque cette réassignation intervient après la puberté (comme pour la joueuse de tennis Sarah Gronert), trois conditions doivent être remplies : chirurgie complète incluant les organes génitaux externes et les gonades (ovaires ou testicules), traitement hormonal de longue durée, rectification d'état civil. 

De quel sexe est cet athlète ? (Test en anglais).

200 000 Français intersexués

En France, un enfant sur 4 000, soit 200 enfants chaque année, naît avec un « trouble du développement sexuel », c'est-à-dire avec une ambiguïté sexuelle. Selon les cas, les médecins parlent d'hermaphrodisme, de pseudo-hermaphrodisme masculin ou de pseudo-hermaphrodisme féminin et, plus généralement, d'« anomalies du développement sexuel ». Mais pour se définir, les personnes concernées utilisent volontiers le mot « intersexué ».

« She with He, He with She », Nancy Burson

Le plus souvent, des organes sexuels plus ou moins atypiques (un pénis trop petit, un vagin incomplet, un clitoris trop gros, des testicules sous-cutanés) sont observés dès la naissance et le diagnostic est immédiatement posé. Mais parfois, ce n'est qu'à la puberté que des troubles des caractères sexuels secondaires (pilosité, voix, cycle menstruel…) en manifestent la présence. L'origine de ces anomalies du développement sexuel peut être chromosomique ou hormonale. Dans le premier cas, l'enfant naît avec une formule chromosomique différente des formules classiques que sont XX pour les femmes et XY pour les hommes.

Mais plus fréquemment, l'origine est un dérèglement hormonal qui va perturber la différenciation sexuelle de l'embryon. Une surproduction d'hormones mâles virilisera un fœtus féminin. Un dysfonctionnement des récepteurs aux androgènes (hormones mâles) empêchera un fœtus XY de se masculiniser... Les cas de figures sont multiples et les pathologies nombreuses : on en dénombre une trentaine, toutes causes confondues.

Garçon ou fille ? Trois jours pour trancher

En France, le Code civil impose aux parents de déclarer la naissance d'un enfant dans les trois jours suivant l'accouchement. Sur cette déclaration, doit impérativement figurer le sexe de l'enfant.

Claire Bouvattier : " On ne s'est pas assez occupé des parents ! "

Quelques jours après la naissance et en concertation avec les parents, les médecins recommandent et attribuent un « sexe d'élevage » – c'est le terme officiel – à l'enfant intersexué. C'est-à-dire que l'enfant est assigné garçon ou fille et sera élevé comme tel. 

Les médecins estiment arriver dans 80 % des cas à un diagnostic et à un pronostic médical précis. C'est-à-dire que l'on sait vers quelle identité sexuelle, mâle ou femelle, l'enfant va évoluer et en particulier dans quel sens la puberté va se faire. Restent 20% de ces enfants qui seront définitivement assignés fille ou garçon à l'état civil, sans que l'on connaisse l'évolution biologique et l'identité de genre qu'ils développeront au fil des années.

Pour Claire Bouvattier, pédiatre-endocrinologue à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, « les situations les plus compliquées sont les enfants nés XY qui ont un important défaut de développement, la verge est toute petite, les testicules peuvent ne pas être descendus et, dans certaines pathologies, il n'y aura pas de puberté. Se pose alors la question de les élever comme des petites filles et pas comme des garçons. Donc, on se dépêche de compléter les examens (échographie, génitographie, endoscopie, coelioscopie, exploration endocrinienne…) en demandant, au besoin, à l'officier de l'Etat civil de nous accorder un petit délai supplémentaire avant de déclarer l'enfant. Puis médecin, chirurgien et psychologue décident en concertation avec les parents d'un sexe pour l'enfant ».

Les opérations chirurgicales en question

Claire Bouvattier : "En chirurgie, aujourd'hui, la tendance est d'intervenir le moins possible."

Une fois assigné un « sexe d'élevage » à l'enfant, se pose la question de faire concorder les organes sexuels au sexe choisi. Jusqu'aux années 90, le recours rapide et systématique à la chirurgie faisait l'objet d'un consensus quasi général, et les opérations débutaient quelques semaines après la naissance, se répétant souvent à plusieurs années d'intervalle.

Mais depuis quelques années, les témoignages d'enfants opérés il y a vingt ans, trente ans, remettent en cause le bien-fondé de cette chirurgie précoce. Des associations militent en ce sens, créant leurs sites Internet, publiant des livrets d'information destinés aux parents, invitant les intersexués à sortir de l'isolement et du silence.

L'affaire John/Joan, un cas d'école

Joan et Kevin

En 1966, aux États-Unis, une famille met au monde deux vrais jumeaux, John et Kevin, et décident de les faire circoncire huit mois plus tard. Mais lors de l'intervention, un des deux garçons, John, est victime d'un accident et doit être amputé du pénis.

Sept mois après la catastrophe, les parents découvrent lors d'une émission télévisée, l'existence de John Money, psychologue à l'hôpital Johns Hopkins, un hôpital de Baltimore spécialisé dans le traitement des enfants intersexués et des opérations de réassignation de transsexuels. Psychologue internationalement reconnu, John Money est crédité de l'invention du terme gender identity et affirme, au cours de l'émission télévisée, que les enfants naissent avec une identité de genre neutre, que le sentiment d'appartenir au sexe féminin ou masculin n'apparaît qu'aux alentours de la deuxième année de l'enfant. Que l'on ne naît pas fille ou garçon, on le devient.

Les parents prennent rendez-vous avec le docteur Money, John étant déjà âgé de 17 mois, il y a urgence. Rapidement, la décision est prise d'opérer John, de lui enlever les testicules, de lui construire un vagin, de le nommer Joan et de l'élever en fille. Cheveux longs, robe rose, poupée Barbie… une nouvelle identité de fille lui est donnée et John Money suit l'enfant et les parents, les rencontrant environ une fois par an. En 1972, il rend public le cas John/Joan et proclame le succès de la réassignation sexuelle de l'enfant. L'annonce est retentissante et l'écho de cette réussite sera international, légitimant de par le monde la nécessité d'opérer dès la naissance, les enfants nés intersexués.

Mais vingt ans plus tard, en 1993, un professeur de biologie de l'université de Hawaï, Milton Diamond, retrouve la trace de l'enfant désormais âgé de 27 ans et son témoignage va remettre en cause le succès de cette réassignation. Enfance perturbée par une identité de garçon manqué très affirmée, traitement hormonal mal vécu à la puberté, refus d'une nouvelle opération destinée à construire un vagin définitif, tentative de suicide, la vie de Joan n'est pas rose. Face aux problèmes de son enfant, le père révèle à Joan, alors âgée de 14 ans, son histoire. Joan choisit alors de redevenir John. Traitement hormonal masculinisant, opérations chirurgicales à 16 ans puis à 21 ans. À 27 ans, John s'est marié et a adopté les trois enfants de sa compagne.

La revue Archives of Adolescent and Pediatric Medicine rendra public ces résultats en mars 1997, jetant le doute sur trente ans de pratiques chirurgicales.

De leur côté, les médecins réunissent des données qui, elles aussi, ne sont pas positives : sexuellement, les résultats de ces opérations à répétition sont catastrophiques (zone génitale moins sensible, relations sexuelles perturbées, cicatrices...).

Avec l'émergence du débat sur l'identité de genre, porté par les communautés féministe, homosexuelle et transsexuelle, des intersexués prennent la parole – à visage couvert – pour conter leur histoire souvent dramatique. Emprisonnés par le tabou, la honte et le regard des autres, malmenés par les traitements chirurgicaux et hormonaux, ils doivent affirmer une identité sexuée qui ne s'est pas imposée d'elle-même à la naissance. Et certains se découvrent parfois une identité opposée à celle qui leur a été assignée dans l'enfance par la chirurgie. (« Coupé de lui-même », Libération, 2 octobre 2009).

Ainsi, des voix se font entendre, demandant d'attendre avant toute opération que, devenu adolescent, l'enfant choisisse lui-même son sexe selon son genre, c'est-à-dire selon l'identité sexuelle dont il se sent le plus proche. Voire même qu'il ne choisisse pas entre l'un et l'autre sexe, préservant ses organes génitaux de toute opération d'assignation. Et pourquoi pas, allant jusqu'à se revendiquer « intersexe » plutôt qu'homme ou femme.

Claire Bouvattier : "On vit dans un monde encore très normé."

« La société n'est pas du tout prête à accepter un enfant dans une identité intersexuée », répond Claire Bouvattier. Les médecins continuent donc d'opérer mais tentent, dans la mesure du possible, de retarder l'intervention afin de limiter le nombre d'actes nécessaires à la reconstruction d'organes génitaux typiques et définitifs.

Au-delà de deux sexes

En 1993, Anne Fausto-Sterling, professeure de biologie et d'études sur les femmes, suggère dans un article resté célèbre, de remplacer le système à deux sexes par un système à cinq sexes, tenant compte des différentes formes d'hermaphrodismes (hermaphrodisme, pseudo-hermaphrodisme masculin et pseudo-hermaphrodisme féminin). En 2000, elle va encore plus loin dans sa proposition : « Ce qui est clair, c'est que depuis 1993, la société moderne est allée au-delà des cinq sexes et reconnaît que les variations de genre sont normales. »

De son côté, la science peine à définir ce qui différencie un homme d'une femme : faut-il donner la prépondérance aux facteurs génétiques, hormonaux, morphologiques ou psychiques ? Avec l'essor des neurosciences depuis les années 1990, les chercheurs étudient le cerveau afin de savoir s'il existe un fondement biologique à l'identité de genre, si le cerveau a un sexe : taille des hémisphères, quantité de neurones, activité cérébrale... Des publications allant dans un sens ou son contraire défraient régulièrement la chronique sans qu'aucune ne se soit encore imposée.

En attendant, une revendication voit le jour : supprimer la mention du sexe sur les documents officiels et l'état civil. Cris, intersexué américain, milite pour la disparition de ces mentions sur les papiers d'identité : « La division binaire de tous les êtres humains est une des sources de préjugés : le sexisme, l'homophobie, la transphobie et les préjugés vis-à-vis des corps qui ne sont pas typiques des corps officiels. Ce ne sont pas seulement les intersexes qui sont victimes de ce sexisme fondamental. […] En Louisiane, quand on a supprimé la mention de race, les races n'ont pas disparu. Pour le sexe, c'est la même chose : il y aura toujours des hommes, des femmes et d'autres personnes. »

Paloma Bertrand le 14/12/2009