Santé publique : pour quelques grammes de sel en moins...

En novembre 2009, une étude scientifique confirmant le lien entre consommation de sel et risque de maladie cardiovasculaire est parue. Pour autant, la réglementation sur la composition des aliments industriels – dont provient 80% du sel consommé dans l'alimentation – se fait toujours attendre.

Par Clara Delpas, le 16/03/2010

Excès de sel

Du sel brut...

Une bataille oppose depuis des années experts de la santé et industriels de la filière saline. De l'avis des premiers, il faut diminuer considérablement le sel de l'alimentation car le sel, en augmentant la tension artérielle, est lié au déclenchement de maladies cardiovasculaires… De l'avis des seconds, rien n'est encore prouvé et le sel doit pouvoir continuer à être utilisé largement dans l'industrie agro-alimentaire !

Depuis la fin des années 60, la consommation excessive de sel est suspectée d'entraîner un risque élevé de maladies cardiovasculaires, puisque le sel a un effet sur la pression artérielle (il augmente la tension) et que l'hypertension artérielle est un facteur de risque important d'accident cardiovasculaire. Mais en science, la suspicion seule n'est pas preuve. L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), dans son avis du 13 juin 2000, le précisait déjà : « […] Les effets délétères éventuels d'un excès de sel […] et le rôle défavorable possible de la consommation de sel dans l'étiologie des maladies cardiovasculaires ne sont pas démontrés de manière irréfutable et font l'objet de vives controverses nationales et internationales. »

Les méfaits de l'excès de sel ne sont-ils pas connus depuis longtemps ?

L'équation peut sembler simple. D'un côté, de nombreuses études ont démontré un lien de causalité entre consommation alimentaire de sel et tension. Tandis que d'autres ont montré un lien entre hypertension artérielle et maladies cardiovasculaires ¹. Mais de là à relier les deux… Ce n'est pas parce que A cause B, et que B cause C, que A cause C ! C'est d'ailleurs ce qui a valu à Pierre Méneton, chercheur à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), d'être attaqué en justice en 2007 pour diffamation par le Comité des Salines de France, qui regroupe les industriels du sel. Les travaux qu'il mène dans le domaine de l'hypertension artérielle lui ont permis d'affirmer que les industriels qui ajoutent du sel dans leurs plats sont directement impliqués dans les quelque 75 000 accidents cardiovasculaires que l'on recense tous les ans en France, dont 25 000 décès. Il a été relaxé par le tribunal, au mois de mars 2008, au motif que son analyse était, non pas diffamatoire, mais simplement critique. Une victoire pour ce lanceur d'alerte… mais qui n'a pas été suivie de grandes décisions par les autorités de santé publique.

  1. Des chiffres de l'Organisation mondiale de la santé avancent que 62% des accidents vasculaires et 49% des épisodes cardiaques peuvent être attribués à l'hypertension artérielle.

Le rôle du sel

Évolution des apports moyens en sel depuis 1999

Le sel fait partie des minéraux essentiels au corps humain : le sodium qu'il contient est indispensable à la transmission des influx dans les tissus nerveux et musculaires. Il joue par ailleurs un rôle dans l'équilibre hydroélectrique.

En cas de carence, les effets secondaires peuvent être sévères : altération des fonctions du système nerveux, déshydratation, perte d'appétit, diminution de la libido, faiblesse musculaire et hypotension. Mais aussi intolérance à certains produits comme les produits de contraste iodés ou les anti-inflammatoires non stéroïdiens. D'un point de vue physiologique, selon l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), les besoins en sodium s'élèvent à 2 g par jour.

Comment réduire sa consommation de sel ?

En novembre 2009, une étude financée par l'Union européenne et parue dans le British Medical Journal (BMJ) ¹ pourrait faire bouger le statu quo actuel : reposant sur la méta-analyse de treize publications (de 1966 à 2008), l'étude, qui inclut 170 000 personnes, établit, pour la première fois, que plus on consomme de sel, plus le risque d'avoir des accidents cardiovasculaires est élevé. Fin de la controverse ? Pas vraiment, car selon le Comité des Salines de France, l'étude du BMJ est contestable sur plusieurs points, en particulier, sur l'évaluation de la consommation de sel. Et les industriels sont bien placés pour le savoir : faute d'obligation d'étiquetage, mis à part pour certains produits diététiques spécifiques ou les aliments pour nourrissons, comment déterminer cette composition avec précision ?

  1. Pasquale Strazzullo et al « Salt intake, stroke, and cardiovascular disease: meta-analysis of prospective studies », BMJ 2009, 339, 4567 (24 novembre 2009)

Comment est réglementé l'étiquetage des aliments ?

Du côté des pouvoirs publics, en janvier 2002, le groupe de travail de l'Afssa sur le sel a fixé l'objectif d'une réduction de 20% étalée sur cinq ans (environ 4% par an) pour atteindre un apport journalier de l'ordre de 6 à 8 g/j. Or, en 2010, on enregistre toujours un apport journalier de près de 9g/j en moyenne. Pourtant, dès 2004, le ministère de la Santé relayait les recommandations de l'Afssa en déclarant en quelque sorte « la guerre au sel ». Cependant, à défaut d'une réglementation impossible à mettre en place par les pouvoirs publics, puisqu'elle est du ressort de l'Europe, au travers du règlement européen, toujours en discussions à Bruxelles, les actions se limitent à des campagnes de communication auprès des consommateurs et à des mesures incitatives en direction des industriels afin qu'ils aient la main moins lourde sur la salière et qu'ils étiquètent convenablement les produits.

Un ennemi invisible

La plupart des estimations s'accordent pour affirmer que 80% du sel ingéré provient de l'alimentation industrielle (soupes, biscuits salés ou sucrés, boissons, plats cuisinés, pain, etc.). À titre indicatif, selon l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), une part de pizza, une rondelle de saucisson ou une poignée de biscuits apéritifs ou de chips apportent pas moins d'un gramme de sel… On a probablement vite fait d'atteindre les 5 grammes, seuil limite recommandé par l'OMS ! Même si déterminer avec précision le nombre de grammes de sel ingéré par jour est pour le moins délicat, à moins de passer chacun de nos aliments au crible de la toute nouvelle « Machine à décoder les aliments mystérieux » (MADAM), une plate-forme Internet mise en place par l'INPES, dans le cadre du programme national nutrition santé (PNNS), et qui, en quelques clics, peut renseigner sur la teneur en sel de la plupart des aliments industriels. Ou d'aller consulter la table Ciqual sur le site de l'Afssa, qui détaille aussi précisément la composition nutritionnelle des viandes, des céréales et des produits laitiers...

 

Arguments de santé publique et enjeux économiques

Des études épidémiologiques ont démontré que l'on peut diminuer la tension en réduisant la prise alimentaire de sel, chez les individus hypertendus, voire même chez ceux qui ont une tension artérielle normale. L'étude Intersalt ¹ menée en 1997 sur 10 000 personnes dans 32 pays avait déjà établi qu'en réduisant de moitié les quantités de sel incorporées dans la nourriture industrielle, on diminuerait aussi de moitié le nombre d'hypertendus. Dans la même veine, fin 2009 aux États-Unis, la Rand Corporation, un think-tank américain, a publié un rapport fondé sur une récente étude scientifique ², présentant les avantages d'une diminution de la consommation de sel : aux États-Unis, si la consommation quotidienne de sel était réduite à 5,5 g (elle est actuellement d'environ 9 g), 11 millions d'hypertendus recouvreraient une tension normale et des dizaines de milliers de décès seraient évités.

  1. « The INTERSALT Study: background, methods, findings, and implications » Am J Clin Nutr 1997 nov. 66(5):1297.
  2. Palar K and Sturm R, « Potential Societal Savings from Reduced Sodium Consumption in the U.S. Adult Population » American Journal of Health Promotion, vol. 24, n° 1, septembre/octobre 2009.

Quelle est la consommation de sel des Français ?

Les auteurs de l'étude parue en novembre dans le BMJ ont pour leur part calculé que réduire de 5 g sa consommation quotidienne de sel permettrait de diminuer la fréquence des crises cardiaques et des maladies cardiovasculaires de respectivement 23% et 17%. Ces arguments de santé publique se doublent d'intérêts économiques puisque côté budget, il est évident que si les gens sont moins malades, on a moins à les soigner. L'étude de la Rand Corporation affirme qu'aux États-Unis, en prenant en compte toutes les années de vie gagnées à l'échelle du pays, l'économie réalisée serait de pas moins de 32 milliards de dollars (un peu plus de 23 milliards d'euros) ! En extrapolant à la France, 4,6 fois moins peuplée que les États-Unis, ce serait près de 7 milliards de dollars (5 milliards d'euros) de surcoûts médicaux pour la prise en charge des victimes de l'excès de sel.

À l'opposé, les principaux intérêts dépassent ceux des seuls industriels du sel : il y a bien sûr tout le marché des plats cuisinés et de l'alimentation industrielle. Le sel permet de vendre plus : il relève le goût des plats cuisinés tout en provoquant un effet d'accoutumance (le fameux "syndrome du biscuit apéritif"). Il améliore la conservation et possède des propriétés antimicrobiennes, indispensables à la fabrication notamment de la charcuterie et du fromage. Mais il y a aussi le marché des eaux, boissons et jus de fruits, « boosté » par le pouvoir assoiffant du sel des aliments.

Quel est le rôle de l'Afssa dans la réglementation nutritionnelle ?

Selon Pierre Méneton, « réduire la consommation de sel de moitié se traduirait par une diminution de la prise de boisson de 330 millilitres par personne et par jour… ». D'où un manque à gagner certain pour les fabricants de boissons et d'eau en bouteille ! Dernier marché en jeu : celui des antihypertenseurs, qui dépasse les 2 milliards d'euros par an en France. Le groupe Solvay, membre du Comité des salines de France et second producteur européen de sel, possède une branche pharmaceutique qui fabrique des médicaments contre l'hypertension artérielle et pour le cœur. Point positif : des engagements sur la base du volontariat de la part de certains grands groupes de l'agroalimentaire semblent avoir été suivis d'effets puisque, selon les chiffres du Comité des Salines de France, la production de sel cristallisé est passée de 3 204 kt en 2004 à 1 926 kt en 2008. Pour autant, sans réglementation, il y a fort à parier que les industriels n'iront pas tellement plus loin.

Reste le nouveau guide, à l'intention des professionnels de Santé, publié par le ministère de la santé, à propos des risques liés à une pression sanguine excessive, qui dénonce clairement l'excès de consommation de sel : est-ce l'amorce d'un premier pas vers la mise en place d'une réglementation ?

Clara Delpas le 16/03/2010