(cathy) Retour sur une polémique : peut-on encore manger du saumon ?

La publication d’un article scientifique présentant le saumon d’élevage comme hautement cancérogène fait grand bruit, tant dans la filière d’élevage que dans le monde scientifique. Une polémique peu rassurante pour le consommateur français, premier à apprécier ce poisson en Europe.

Par Olivier Boulanger, le 01/09/2004

Un article scientifique qui fait grand bruit

Ronald Hites

Depuis le début de l’année, les éleveurs de saumons ainsi que tout le reste de la filière (transformateurs, revendeurs…), connaissent une crise sans précédent. La raison de cette tourmente : un article publié le 9 janvier 2004 dans la prestigieuse revue américaine Science. Selon ses auteurs, des chercheurs américains et canadiens travaillant sous l’égide du Pr. Ronald Hites, cette étude est « de loin la plus représentative et la plus complète réalisée à ce jour ».

l'article à l'origine de la discorde

Les scientifiques ont mesuré les taux de différents composés chimiques – dioxines, PCB, dieldrine et toxaphène – présents dans 700 saumons d’élevage ou sauvages achetés dans plusieurs villes d’Europe et d’Amérique du nord. En confrontant ces taux aux normes définies par l’Agence américaine de l’environnement (EPA), les auteurs estiment que le saumon d’élevage est beaucoup plus contaminé que le saumon sauvage et que, d’une manière générale, le saumon du continent américain est plus sain que celui d’Europe. En conséquence, ils recommandent de réduire significativement la consommation de saumon d'élevage. « Consommer plus d’un repas mensuel à base de saumon d’élevage – soit 200 g environ – présente des risques cancérogènes », estiment-ils. Le saumon sauvage, en revanche, « peut être consommé huit fois plus souvent ». En guise de conclusion, les auteurs préconisent « la mise en place d’un étiquetage clair et reconnu faisant distinction entre saumon sauvage et d’élevage et indiquant le pays d’origine ».

Dioxines, PCB, dieldrine, toxaphène...

Dioxines, PCB, dieldrine et toxaphène constituent quatre catégories de composés chimiques. Points communs de toutes ces molécules : elles sont organochlorées, et en conséquence se dissolvent très facilement dans les graisses ; elles ont également des durées de vie très longue (plusieurs décennies) et se retrouvent présentes un peu partout dans l’environnement ainsi que dans toute la chaîne alimentaire. S’il est impossible de s’en débarrasser complètement, il est toujours possible de limiter leur taux dans les aliments.

Dioxines : composés chimiques découverts lors de l’accident de Seveso (en 1976). Les dioxines sont en réalité présentes un peu partout dans l’environnement. Et pour cause : toute combustion produit des dioxines. La nature en rejette (feux de forêts, volcanisme) ainsi que les activités humaines (notamment à travers l’industrie, les incinérateurs de déchets…). Entre 1987 et 1999, l’amélioration des procédés industriels et les différentes réglementations ont permis tout de même de réduire de 50% les émissions d’origine humaine.

PCB (polychlorobiphényles) : composés utilisés largement dans l’industrie électrique (comme isolant pour les transformateurs ou les condensateurs, par exemple). Ils sont interdits depuis les années 70.

Dieldrine : molécule utilisée dans certains insecticides. Elle est interdite en France depuis 1972 et en Europe depuis 1993 compte tenu de sa persistance dans l’environnement.

Toxaphène : insecticide composé de différentes molécules retiré du marché mondial depuis les années 70.

État de crise

Dès la parution de l’article dans la revue Science, la télévision française, puis la presse, se sont faites l’écho de ces résultats alarmants. Les retombées ne se sont pas faites attendre : en France, comme dans de nombreux autres pays d'ailleurs, la consommation du saumon a chuté du jour au lendemain.

La publication de cette étude a eu de fortes répercussions sur les ventes de saumon.

L’Ofimer note ainsi une baisse de 40% des quantités achetées toutes formes confondues (frais, congelé, transformé) au cours des deux semaines suivant la parution de l’article. Une chute particulièrement marquée en poissonnerie où le saumon frais entier s’est vendu cinq fois moins que d’habitude !

Trois mois après le début de la crise, et malgré des campagnes de communication rassurantes, la confiance du consommateur ne semble toujours pas revenue.

Le marché mondial du saumon
Depuis les années 90, l'élevage ne cesse de croître. La pêche, quant à elle, stagne.

Le saumon d’élevage
La production mondiale de saumon d’élevage est passée de 320 000 tonnes en 1992 à près de 1 200 000 tonnes en 2002. La Norvège, le Chili, le Royaume-Uni et le Canada assurent 91% de la production mondiale du saumon d’élevage. La plus grosse partie porte sur le saumon Atlantique (Salmo salar) avec plus d’1 million de tonnes mais il existe aussi au Chili une production de saumon Pacifique (Onchorynchus mykiss) de l’ordre de 100 000 tonnes par an.

Le saumon sauvage
La production mondiale de saumon de pêche est relativement stationnaire depuis dix ans et varie de 700 000 à 1 000 000 tonnes d’une année à l’autre. Les États-Unis, le Japon et la Russie assurent 97% de la production mondiale du saumon de pêche. Entre 1991 et 2001, le prix du saumon pacifique de l’espèce Pink est passé de 1 $/kg à 0,40 $/kg : parce qu’il s’agit d’un produit saisonnier, le saumon sauvage est généralement congelé ou mis en conserve ; les consommateurs lui préfère de plus en plus le saumon d’élevage, disponible frais tout au long de l’année.

Le marché français du saumon
Toutes formes de présentation confondues (frais, congelé, transformé), le saumon contribue pour 9% en volume à la consommation de poisson, avec près de 1,9 kg par an et par habitant. Le saumon est la première espèce de poisson frais consommée à domicile par les ménages français avec 16% de part de marché en 2003, devant le cabillaud (11%), le merlan, le lieu, la sole ou la baudroie (6%), la perche du Nil (5%) et la truite (4%). 90% de la consommation française de saumon repose sur l'élevage. Les importations de saumon, qui sont de l’ordre de 120 000 à 130 000 tonnes par an (en équivalent saumon entier), se répartissent comme suit : vente au détail (38%) ; restauration hors foyer (28%) ; industrie de la transformation (34%, saumon fumé principalement). L’industrie du saumon fumé utilise ainsi chaque année environ 45 000 tonnes de saumon pour produire 18 000 tonnes de saumon fumé. Cette production est assurée par une vingtaine d’entreprises de transformation. Environ 15% de la production française de saumon fumé est exportée, principalement vers l’Italie et la Belgique.

Des taux déjà connus

Beaucoup se sont émus des conséquences de la publication. Les professionnels de la filière, bien sûr. Mais aussi les organismes sanitaires de nombreux pays, en particulier l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) qui, très rapidement, a diffusé un communiqué de presse afin de dénoncer les conclusions de cet article. Mais aussi la Commission européenne, la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis, et même l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Saumon Pacifique remontant une rivière de l'Alaska pour frayer

« Car d’un point de vue scientifique, cette nouvelle étude n’apporte rien de nouveau, explique le Pr. François André, président du Comité ''Résidus et contaminants'' à l’Afssa. Personne ne conteste les taux relevés : à quelques nuances près, ils sont comparables à ce que nous mesurons chaque année. Ces taux sont d’ailleurs connus depuis une quinzaine d’années. Et c’est la raison pour laquelle, au niveau européen, des valeurs limites ont été établies depuis longtemps en s’appuyant sur celles définies par l’Organisation mondiale de la santé. Toutes les agences européennes ainsi que la FDA, aux États-Unis, reconnaissent ces valeurs, constate François André, ce qui signifie qu’il existe un large consensus au niveau mondial sur les limites tolérables de résidus. »

Des conclusions étonnantes

Comment, à partir de résultats déjà connus, les auteurs de l’étude peuvent-ils arriver à des conclusions différentes ? Principalement parce que les taux relevés n’ont pas été confrontés aux valeurs limites habituelles, mais à celles, beaucoup plus sévères, fixées par l’Agence américaine de l’environnement (EPA).

Pour justifier des taux aussi stricts, l’EPA considère qu’il existe des effets additifs entre les différentes molécules. « C’est vrai, c’est un problème, reconnaît François André. Mais ces effets sont encore mal connus et la seule étude les concernant est très discutable. Ce qui ne signifie pas que l’on ne tienne pas compte de ces facteurs : une très grande marge d’erreur, de l’ordre d’un facteur 100, a été appliquée pour définir les valeurs limites en Europe. » Une marge qui ne suffit pourtant pas à rejoindre les taux limites de l’EPA.

« Le problème avec cette étude, conclut François André, c'est que les auteurs se sont uniquement intéressés au saumon. S’ils avaient appliqué les taux de l'EPA à l’ensemble de l’alimentation, ils seraient arrivés à la conclusion qu’on ne peut plus rien manger ! » Car, bien entendu, les composés chimiques présents dans le saumon le sont également dans de nombreux autres aliments (poissons gras, viandes…), d’origine sauvage ou non.

Manipulation ?

Chose remarquable, et pour le moins inhabituelle, l’étude publiée dans la revue Science a fait l’objet d’une campagne médiatique sans précédent. Les rédactions télévisées se sont ainsi vues remettre par une agence de communication des cassettes vidéo contenant tous les contenus (images, interviews…) utiles pour réaliser sans trop d’effort un sujet sur le fameux article. De même, plusieurs scientifiques, dont le Pr. André, ont été contactés afin d’être sensibilisés au sujet.

Contrairement au saumon américain, le saumon européen est issu presque exclusivement de l'élevage. La raison de cette publication ?

Pourquoi une telle mobilisation ? Dès la parution de l’article, certains ont avancé qu'il s’agissait d'une campagne destinée à promouvoir le saumon américain face au saumon européen.

On sait cependant que l’étude a été financée en partie par The Pew Charitable Trusts, puissant lobby écologique américain connu pour avoir déjà dénoncé l’élevage du saumon, y compris en Amérique.

« Cette campagne médiatique a pour objet évident de déstabiliser la filière d’élevage au profit de la pêche, estime pour sa part François Falconnet, conseiller scientifique à la Filière Française Poissons et Coquillages. Par conviction écologique certainement. Peut-être aussi pour des raisons économiques même si, clairement, ce ne sont pas les pêcheurs de l’Alaska qui sont derrière cette opération. »

Objectif en tout cas atteint si l’on considère la chute vertigineuse des ventes. « Pour cette raison nous avons décidé de saisir le tribunal de commerce pour obtenir réparation des préjudices commerciaux liés à la communication autour de l'étude de Science sur le saumon, annonce François Falconnet. Une action dirigée contre Gavin Anderson & Co Paris, l’agence en charge de l'intense campagne de communication à l'origine du préjudice subit par la filière. »

« Mangeons du poisson ! »

François Falconnet le reconnaît : « La filière n’a certainement pas su communiquer suffisamment sur ce qu’est l’élevage et elle en est victime aujourd’hui. Nous sommes d’ailleurs en train de réfléchir à une campagne beaucoup plus vaste : nous n’avons rien à cacher. Rappelons à ce titre que l'étiquetage du poisson en Europe est obligatoire et qu'il mentionne effectivement l’origine (pêche ou élevage) ainsi que le pays où il a été produit. »

En conclusion, peut-on encore manger du saumon ? Réponse de l’Afssa, qui invite à relativiser les risques bien faibles face aux réels bénéfices de sa consommation : « Dans le cadre d’une alimentation équilibrée, il faut consommer du poisson au moins deux fois par semaine en alternant les espèces (grasses et non grasses) afin de bénéficier des effets protecteurs des acides gras (en particulier les Omega 3) présents dans les poissons gras, dont le saumon ». Alors bon appétit.

Olivier Boulanger le 01/09/2004