Le cerisier qui ne s’arrêtait plus de fleurir

En utilisant l'un des accélérateurs d'ions les plus performants, une équipe japonaise de la banlieue de Tokyo a mis au monde un cerisier capable de fleurir toute l'année. Un résultat aux allures de boutade, néanmoins obtenu par un fleuron de la recherche nippone.

Par Viviane Thivent, le 19/03/2010

La fin des cerises

Yoshitsune et Benkei regardent les fleurs de cerisier (1885)

Elle est la fleur parmi les fleurs, le symbole des Samouraïs et des amours naissantes des femmes. L'incarnation de la beauté et de la fugacité de toute chose. Elle est le temps qui passe, le printemps, le Japon. Elle est la fleur de cerisier, celle que, chaque année, les Japonais attendent de voir éclore. Un art de vivre ancestral si contiguë de l'âme nippone que l'on se demande vraiment ce qui a bien pu passer par la tête des chercheurs de l'institut Riken de Wako, au nord de Tokyo, pour qu'ils commettent l'impensable : créer un cerisier capable de fleurir toute l'année. Moue concentrée de celui par qui l'hérésie culturelle est arrivée. Yasushige Yano, un physicien du centre Nishina, partie du Riken qu'il a dirigé jusqu'en décembre dernier et qui héberge des accélérateurs d'ions parmi les plus performants du monde. Là néanmoins, point question de fanfaronner. L'homme, zen jusqu'au plus petit battement de paupières, étale des feuilles plastifiées sur la table. On y devine des schémas, des chiffres, des arguments, les pièces d'un dossier. C'est indubitable : Yano-san s'apprête à plaider. Inspiration. 

Yasushige Yano, dit « Yano-san »

« Tout d'abord, je tiens à dire que je ne suis pas le seul responsable. » Il pose ses mains sur la table. « Et puis vous savez, tout ceci a commencé fort naïvement, avec une petite blague de fin soirée. Un ami biologiste m'a dit que peut-être, avec le faisceau d'ions produits par les physiciens du Riken, on pouvait faire muter des espèces vivantes, des plantes. Il rigolait mais moi je l'ai pris au mot ! » À sa décharge, l'idée pouvait sembler censée. Spécialement au Riken de Wako où, depuis les années 1990, médecins, biologistes et physiciens travaillent de concert pour traiter des cancers inopérables en utilisant des faisceaux d'ions lourds. « On savait déjà que ces faisceaux d'ions pouvaient tuer des cellules. À des énergies moindres, il ne semblait donc pas impossible d'imaginer qu'ils puissent affecter l'ADN cellulaire sans pour autant détruire la cellule. »

Un faisceau pour une thérapie

En 1991, les chercheurs du Riken ont commencé à travailler sur l'idée qu'un faisceau d'ions lourds pouvait être utilisé pour éliminer des cancers inopérables (typiquement ceux de la tête). En jouant sur l'énergie des ions injectés, il est en effet possible de viser la tumeur sans toucher aux tissus voisins. Ces tests ont débouché en 1994 sur la mise en place d'un rayon thérapeutique japonais.

En France, des projets similaires ont vu le jour à peu près aux mêmes périodes pour déboucher sur des centres d'hadronthérapie comme Etoile.

Tabac albinos, cerisier jaune et rizière des mers

Le plant de tabac albinos du Riken

Et voilà comment les chercheurs japonais en arrivent à créer en 2001 des plants de tabac... albinos ¹. Oui, des plants plus blancs qu'un trou de mémoire et incapables de survivre autrement que greffés à des végétaux normaux. L'intérêt ? « D'un point de vue commercial, c'est sûr… il est moindre. Yano-san sourit. Mais scientifiquement parlant, cette manipulation a permis d'explorer les mécanismes génétiques contrôlant la synthèse de la chlorophylle chez les végétaux... ce qui n'est pas rien ! » Au-delà, la naissance de la plante peroxydée a permis de valider une nouvelle technique. Et a conduit à une débauche d'essais de tout poil...

  1. Annals of Botany octobre 2001

Les nouvelles variétés de plantes créées

Ainsi, en quelques années, et en sus du tabac albinos ou du cerisier capable de fleurir été comme hiver, les faiseurs de nature du Riken ont créé un cerisier aux fleurs jaunes, du riz qui ne ploie pas sous le vent des tempêtes du nord ou des plantes à fleurs particulièrement fournies en… fleurs et qui, de fait, rencontrent un vif succès sur le marché japonais. « D'ailleurs, s'enorgueillit Yano-san, les gens ignorent que les plantes qu'ils achètent ont été trafiquées par nos soins. Ils les achètent parce qu'elles sont plus jolies. C'est tout. »

Mais il y a plus surprenant. Car, depuis 2003, les chercheurs du Riken tentent de créer une variété de riz capable de résister à de fortes concentrations de sel. L'objectif, à terme, serait la mise en place de rizières off-shore. Des champs de riz qui pourraient croître paisiblement en pleine mer. Si le projet relève encore de la science-fiction, les chercheurs disposent d'ores et déjà d'une variété d'eau saumâtre, capable de survivre avec une eau deux fois moins salée que l'eau de mer. « On est encore loin du but mais on obtient à chaque fois des variétés un peu plus tolérantes au sel. » Patience : même les chemins de mille lieues commencent par un pas ¹.

  1. Proverbe japonais

Des faisceaux et des mutations

Débutées en 1997 avec des faisceaux d'ions carbone cinq fois moins énergétiques que ceux utilisés pour tuer les cellules cancéreuses, les expériences d'irradiation du Riken sont le plus souvent menées sur des graines ou des embryons de plantes. L'idée est de bombarder l'ADN des cellules afin d'y créer des lésions importantes, mais aussi des lésions qui peuvent encore être prises en charge par les mécanismes de réparation cellulaire. « Les cellules survivent mais l'information génétique qu'elles portent est différente. Des mutations ont eu lieu. Par ce biais, nous pouvons empêcher la synthèse de chlorophylle et observer les conséquences de ces transformations sur la plante… ou créer de nouvelles variétés de plantes », explique Yano-san.

1. Annals of Botany, octobre 2001.

Les sumos des noyaux

L'entrée du centre Nishina

Reste qu'aussi sérieuses que soient ces recherches, méritent-elles vraiment de monopoliser l'un des instruments les plus performants du monde ? Petit rire de Yano-san. « En fait, ces études ne représentent que 5% du temps de faisceau du Riken. Ce sont d'ailleurs des temps plus ou moins achetés par des entreprises privées pour développer de nouvelles variétés végétales. » Le reste du temps, explique-t-il, est consacré à des recherches plus fondamentales visant à explorer la nature des lois de la matière.

Plan du Riken

Il sort du bâtiment, traverse un parking, longe un moment la base militaire américaine qui jouxte le Riken, puis s'engouffre dans un bâtiment plus récent que le premier. À l'intérieur, des posters scientifiques et des photos du couple impérial lors de sa visite du Riken. Yano-san s'arrête devant une baie vitrée. « Maintenant, il faut se déchausser. C'est la façon japonaise. » Déchaussage. Passage de porte. Brouhaha. « Ici, on produit des éléments qui n'existent pas dans la nature, des noyaux inconnus. » Hurlant à moitié cela, Yano-san enjambe les rails d'une imposante porte blindée. Aucune fenêtre. Les murs ont ici l'épaisseur d'un bras « pour empêcher la propagation des radiations, explique-t-il. Si le faisceau du Riken était en marche, nous recevrions une dose mortelle en une heure environ... » Il grimpe un petit escalier de chantier. « Voilà, c'est ici, grâce à l'accélérateur linéaire RILAC, que nous créons les noyaux les plus lourds du monde : les superlourds. » Les sumos des noyaux atomiques.

De nouvelles espèces atomiques

Tableau périodique des éléments

Car non contents de s'en prendre au vivant, les chercheurs remodèlent aussi la matière à leur sauce. Et ce, peut-être parce que vus de très près, les atomes sont un peu comme les cerises d'un sakura (1). Comprendre par là qu'ils ont un cœur très dense. Un noyau qu'en 1939, des physiciens comme Niels Bohr et John Wheeler ont assimilé à une sorte de boulette de riz, le riz étant, dans ce cas précis, un mélange de particules chargées ou non, autrement dit de protons et de neutrons dont le ratio a son importance. Et pour cause : le nombre de protons présents dans le noyau d'un atome donne le nom de l'élément (79 protons pour l'or, 47 pour l'argent et 29 pour le cuivre – voir le tableau périodique des éléments) quand celui des neutrons – qui peuvent être en excès, en déficit ou aussi nombreux que les protons – donne l'isotope de l'élément (par exemple le Carbone 12, 13 ou 14).

Toute chose ayant son origine, c'est parce que le cœur des atomes est composé de ces neutrons et protons que la matière est soit stable, soit radioactive. Seules certaines associations de neutrons et de protons ouvrent en effet les portes de l'harmonie nucléaire. Les autres, instables, finissent par décroître, et par perdre une ou plusieurs particules pour retrouver une forme plus stable. Reste qu'au-delà d'un certain nombre de protons, le noyau devient instable et ce, quel que soit le nombre de neutrons associés. Voilà pourquoi l'uranium (92 protons), le plus lourd des éléments naturels, n'existe que sous des formes radioactives. La nature serait sur ce point implacable : point de salut pour les noyaux trop gros. Mais est-ce si certain ?

Car, dans les années 1930, Niels Bohr et John Wheeler ont calculé que le noyau nucléaire pouvait exister, au moins transitoirement, avec jusqu'à 100 protons ! La suite de l'histoire leur donne raison, puisque huit nouveaux éléments sont fabriqués entre 1940 et 1953. Et tort, car à la fin des années 1940, on s'aperçoit que le noyau des atomes ressemblerait moins à une boulette de riz qu'à un oignon : les neutrons et les protons y seraient disposés en couches successives. Un détail qui change pas mal de choses. « Pourquoi ? Parce qu'il n'y aurait pas de linéarité stricte dans la stabilité nucléaire... celle-ci pourrait ressurgir avec des nombres très élevés de protons et de neutrons... Il y aurait des îlots de stabilité ! » lance Yano-san avec un rien d'envolée lyrique dans la voix. « Vous voyez maintenant ? » Silence. Le physicien redescend l'escalier. « Ça veut dire qu'il existe encore plein d'éléments à découvrir dans le domaine des superlourds ! »

  1. Nom japonais des cerisiers ornementaux du Japon

Comment fabrique-t-on des superlourds ?

La technique utilisée est plus ou moins toujours la même : un faisceau d'ions lourds (zinc, calcium...) vient frapper une cible composée d'atomes très lourds. De ces collisions, des superlourds peuvent naître... et mourir aussitôt. Ces éléments ont en effet une durée de vie si brève que d'eux, on ne détecte en fait que le signal qu'ils émettent en disparaissant pour passer vers une forme plus stable. En mesurant l'énergie des particules émises lors de cette « décroissance » et en regardant le produit final, stable, on peut reconstituer le processus et identifier la nature de l'élément créé initialement.

Vers des îlots zen insoupçonnés

Yano-san vérifie la dose de radioactivité qu'il aurait pu recevoir.

Et voilà pourquoi, depuis les années 1960, Russes, Américains, Allemands et Japonais mettent tout en œuvre pour créer, avant leurs concurrents, des éléments de plus en plus lourds... avec en ligne de mire un point précis : le noyau à 114 protons et 184 neutrons, celui qui, d'après les théoriciens, retrouverait un semblant d'harmonie. Et dans cette course à la lourdeur, les Japonais du Riken sont assez bien placés vu qu'ils auraient produit les éléments 110, 111, 112 et 113. Le « auraient » tient ici au fait que, pour être confirmés, ces résultats doivent au préalable être reproduits par un autre laboratoire. « D'ailleurs, nous avons récemment confirmé les mesures de l'équipe allemande du GSI concernant le 112. » Un travail qui a permis d'attribuer très officiellement, le 12 février dernier, la découverte de l'élément 112, le tout nouveau Copernicium, à l'Allemagne. « Ne reste plus qu'à attendre qu'une équipe concurrente confirme nos mesures du 113 – observé en juillet 2004 – pour que la découverte de l'élément 113 soit attribuée au Japon. » Silence. « Ce serait une grande fierté pour notre pays. » Suite à quoi, il énonce au moins deux noms d'inspiration nippone et dont les abréviations ne sont prises par aucun autre élément.

Palmarès

Question palmarès, l'Allemagne (GSI) aurait fabriqué les 110,111 et 112, les Russes (FLNR), les 113,114,115,116 et 118 et le Riken les 110,111,112 et 113.

111 et 120 : les prochaines étapes

Une allée de cerisiers en fleurs au Japon

Problème : aucun instrument au monde n'est à ce jour capable de reproduire les expériences menées au Riken. Et pour cause : la probabilité de fusion des noyaux de la cible et du faisceau est si faible que, pour y parvenir, il faut multiplier les possibilités d'impact et bombarder la cible pendant de longues semaines avec un maximum d'ions. Or, le faisceau d'ions lourds du RILAC a une très haute intensité et est exclusivement dédié à la fabrication des superlourds. Il faudra attendre la construction de nouveaux instruments, notamment Spirale 2 à Caen, pour égaler ce niveau de performance.

À défaut de mieux, les chercheurs du Riken ont décidé de produire en masse du 111, afin de confirmer certaines étapes de la désintégration du 113. Un échauffement avant la mise en place de la prochaine étape : la fabrication, d'ici quelques mois, du 120. De quoi battre l'actuel record, le 118, détenu par les Russes. « Hum... » Tout à ses pensées, Yano-san sort du bâtiment et rentre la tête dans les épaules. À cause du froid. À cause de la pluie. À cause du vent. « Hum, c'est la première. La première tempête d'une série qui annonce le printemps. Bientôt, les cerisiers se mettront à fleurir. Bientôt... » Les fleurs de la carotte sauvage (1) ne sont, semble-t-il, pas prêtes de déloger celles du cerisier dans le cœur des Japonais. Ni dans celui de Yano-san, ce faiseur d'artificiel.

  1. Qui se soucie de regarder La fleur de la carotte sauvage Au temps des cerisiers ? [Sode Yamaguchi]

Viviane Thivent le 19/03/2010