Observatoire Pierre-Auger : à la poursuite des rayons de haute énergie

Dans le sud de l'Argentine, au cœur de la Patagonie, un observatoire hors du commun traque des particules qui résistent depuis un demi-siècle à la science : les rayons de très haute énergie. Avec succès, comme l'indique la publication récente de ses premiers résultats.

Par Pedro Lima, le 11/12/2007

Bref retour en arrière

Premier détecteur à effet Cherenkov, installé le 21 février 2000.

Le 21 février 2000, une scène insolite se déroule en pleine pampa de Patagonie. Nous sommes près de la ville argentine de Mendoza, à plus de 1 000 kilomètres de la capitale Buenos Aires. Sous le regard ébahi des gauchos du coin, qui gardent à longueur de journées leurs vaches et leurs chèvres, dix hommes s'affairent autour d'une intrigante cuve couleur crème, surmontée d'un panneau solaire. A l'intérieur, douze mètres cubes d'une eau pure à 100%, et des détecteurs ultra sensibles, capables de déceler le passage dans l'eau du plus infime rayon lumineux.

Que se passe-t-il ici ? Les dix intrus, venus troubler la quiétude de la « pampa amarilla », perchée à 1 400 mètres d'altitude au pied de la Cordillère des Andes qui brille au loin, sont des techniciens, des ingénieurs et des physiciens. Et ils installent, ce jour-là, le premier d'une longue série de détecteurs, avec lesquels ils espèrent percer l'un des principaux mystères de la physique : celui des rayons de très haute énergie.

Rayons de très haute énergie : de quoi s'agit-il ?

Dans chaque cuve de l'observatoire Pierre Auger, des capteurs sensibles à la lumière attendent patiemment qu'une gerbe atmosphérique traverse le dispositif.

En 1938, le physicien français Pierre Auger découvre que certains rayons cosmiques possèdent une énergie énorme et engendrent, lors de leur entrée dans l'atmosphère, d'immense cascades de particules, appelées gerbes atmosphériques. Ce sont ces gerbes que les physiciens cherchent à détecter dans leurs cuves, dans le cadre de l'observatoire, baptisé « Pierre Auger », construit en Argentine.

Car on sait bien peu de choses sur les rayons cosmiques de très haute énergie, en particulier sur leur structure et leur provenance. Tout juste que ce sont des particules qui se déplacent dans l'espace à une vitesse proche de celle de la lumière, et qu'elles transportent des quantités d'énergie phénoménales. Tellement élevées, d'ailleurs, que les physiciens se trouvent quelque peu désarmés lorsqu'ils tentent d'en donner la mesure : « Exprimée en électron-volt, qui est l'unité de mesure énergétique des particules, celle des rayons que nous observons s'écrit avec un chiffre composé de 20 "0" », tente Antoine Letessier-Selvon, physicien au CNRS et membre de l'Observatoire. Développons pour le plaisir : chacune de ces particules possède donc une énergie de l'ordre de 10 000 000 000 000 000 000, ou cent millions de milliards, d'électrons-volts ! Pour les produire sur terre au moyen des accélérateurs de particules tels que ceux du CERN, à Genève, les physiciens devraient construire, si l'envie leur en prenait, un anneau d'un diamètre de… 270 millions de kilomètres !

Or, bien qu'elles possèdent de telles quantités d'énergie, ces particules restent particulièrement discrètes aux yeux des chercheurs qui n'ont de cesse, depuis un demi-siècle, de les observer : il n'en passe qu'une par siècle sur une superficie d'un kilomètre carré!

Un dispositif de taille

Les 1 600 détecteurs sont répartis sur une surface de 3 000 km²

Fruit d'une collaboration de 17 pays et 350 chercheurs, l'observatoire Pierre-Auger est aujourd'hui presque terminé. Il consiste en un réseau extraordinaire de 1 600 détecteurs, améliorés au fil du temps. Ils sont séparés de 1,5 kilomètre et recouvrent une superficie totale de 3 000 kilomètres carrés ! Dans chaque cuve, des capteurs sensibles à la lumière attendent patiemment qu'une gerbe atmosphérique – c'est-à-dire une « cascade de particules » engendrée lors de l'entrée dans l'atmosphère du rayon cosmique de très haute énergie – traverse le dispositif. Au contact de l'eau, les particules de la cascade produisent en effet un cône de lumière bleue, appelé lumière Cherenkov, dont l'intensité est proportionnelle au nombre de particules dans la cascade et donc à l'énergie du rayon cosmique initial.

Un miroir de télescope à fluorescence

Pour améliorer encore la sensibilité de l'observatoire, 24 télescopes ont été disposés à la périphérie du site. Lors des nuits sans lune et par temps clair, ils observent, directement dans le ciel, l'ionisation de l'air le long de la gerbe atmosphérique. En effet, un phénomène d'ionisation de l'azote contenu dans l'air, analogue à celui qui provoque les aurores boréales mais beaucoup plus court et beaucoup moins intense, produit une lumière ténue, dite de fluorescence, que l'on peut observer si la nuit est profonde et le ciel dégagé. Ces observations permettent aux chercheurs de valider, en les comparant, les événements enregistrés en permanence par les détecteurs Cherenkov.

Trou noir ou big bang ?

Si les physiciens déploient de tels efforts sur le terrain, c'est que la connaissance des rayons de haute énergie est indispensable pour mieux comprendre la structure de l'Univers. En obtenant des informations sur ces particules, les physiciens peuvent en effet déduire ce qui se passe dans les régions où elles ont pris naissance, et qui leur ont servi d'accélérateur, c'est-à-dire qui leur ont conféré de tels niveaux d'énergie. Les scientifiques ont en effet émis plusieurs hypothèses quant à la source des rayons de haute énergie. Ils ont pensé à des galaxies actives, au centre desquelles un trou noir super massif engloutit la matière environnante. Ces fournaises cosmiques, où règnent des champs magnétiques et électriques gigantesques, pourraient servir d'accélérateurs, même si l'énergie accumulée dans chaque particule est si élevée, qu'il semble improbable que le trou noir en soit capable. Autre possibilité, plus aléatoire : les rayons de haute énergie pourraient constituer des reliquats du big bang.

Une source extragalactique

Carte du ciel avec localisation des rayons détectés par l'observatoire Pierre-Auger

Le détecteur Pierre-Auger a soulevé récemment un coin du voile, sous la forme d'une première publication d'envergure, réalisée le 9 novembre 2007 dans la revue américaine Science. Résultats annoncés : depuis la mise en service des premiers détecteurs, en 2004, l'observatoire a enregistré le passage de plus d'un million de rayons cosmiques. Et parmi eux, 27 étaient de très haute énergie.

Quelle est l'importance de la découverte réalisée à l'observatoire Pierre-Auger ? Antoine Letessier-Selvon

Surtout, l'analyse détaillée du signal généré par ces particules, et de la direction de l'espace dont elles proviennent, superposée aux cartes du ciel connues grâce à l'astronomie classique, a apporté des éléments de réponse précieux dans le cadre de l'enquête en cours. « Nous avons démontré que les rayons cosmiques à ultra-haute énergie se sont formés en dehors de notre galaxie, la Voie lactée, et qu'ils proviennent probablement de galaxies relativement proches de la Terre, situées à quelques centaines de millions d'années-lumière. De plus, nous avons montré qu'ils sont plutôt constitués de protons », détaille Antoine Letessier-Selvon, qui a coordonné les travaux du groupe à l'origine de la découverte.

Prochaine étape : préciser la source

Quelles sont les prochaines étapes du projet ? Antoine Letessier-Selvon...

Un pas important a donc été franchi dans la résolution de l'énigme, même s'il reste beaucoup de chemin à parcourir pour dévoiler le mystère des rayons de haute énergie. Une tâche à laquelle se sont d'ailleurs déjà attelés les physiciens de l'observatoire. En attendant, ces premiers résultats – qui seront certainement suivis par d'autres découvertes – constituent une première récompense pour les chercheurs et techniciens de ce projet hors du commun. Un projet qui constitue un défi scientifique et technique, bien-sûr, mais aussi humain. Un défi toujours en cours, puisque les dernières cuves sont installées en ce moment même, au prix de longues traversées du désert en 4x4, de pannes, d'embourbements, de sorties au petit matin pour profiter du gel qui permet de franchir des terrains infranchissables… Un défi qui se déroule sous le regard, toujours curieux, des gauchos de la "Pampa amarilla".

Pedro Lima le 11/12/2007