Guyane : le pont qui sépare deux rives

Le premier pont reliant la Guyane au Brésil sera prochainement inauguré sur la rivière Oyapock. Afin de saisir l'impact social et environnemental de cette construction, le CNRS a mis en place un Observatoire hommes-milieux. Reportage sur place.

Par Viviane Thivent, le 15/04/2011

Il était une fois dans l'est

Jour de marché à Saint-Georges-de-l'Oyapock, une bourgade morne de 3 600 âmes plantée sur le rebord est de la Guyane. En arrière-plan s'étalent une brume matinale et l'Oyapock, un fleuve large et paisible parcouru par quelques pirogues motorisées. Au-delà, c'est l'autre rive, sombre, sauvage, verdoyante : le Brésil.

Il faut remonter un peu le fleuve pour trouver un réel point d'activité sur cet horizon brésilien. Des échafaudages, des grues, des bruits de moteurs et des hommes en combinaison orange qui s'affairent : le chantier d'un pont. Un ouvrage imaginé en novembre 1997 par les présidents Jacques Chirac et Fernando Henrique Cardoso et qui, treize ans plus tard, devrait pour la première fois relier la Guyane française au Brésil. Lors de notre passage, il y a quelques mois, seuls les pylônes étaient sortis de terre. Ils se faisaient face telles des tours de garde.

Des tours qui gardent une autre enclave humaine, une tache pâle dans la végétation : Oiapoque, une ville bruyante, bouillonnante de 21 000 habitants dont un nombre indéterminé de chercheurs d'or attirés sur cette frontière par la promesse de l'Eldorado guyanais. Quand on s'approche de cette rive, on découvre une inscription gravée sur une stèle grisâtre : « Aqui começa o Brasil ». Ici commence le Brésil et plus précisément, l'Amapa, le plus jeune des États fédérés du Brésil.

Mon nom est Grenand

Retour sur Saint-Georges. En quatre coups bien sentis, un homme fend, à l'aide d'une machette, la carcasse luisante d'un gros rongeur d'Amérique. Le pak, c'est son nom, désormais en deux parties, rejoint la dizaine d'étals montés à la hâte : des poissons, du manioc, des légumes et les plis d'une robe qui ondule. Celle d'une femme à l'élégance hollywoodienne : l'anthropologue Françoise Grenand.

Françoise Grenand : Un Observatoire hommes-milieux, pour quoi faire ?

La chercheuse négocie des fruits en portugais. On a beau être sur la rive française, les vendeurs, comme la quasi-totalité des marchandises présentées ici, proviennent de l'autre côté du fleuve. L'affaire est illégale puisque les Brésiliens ont interdiction de traverser la frontière guyanaise sans visa*. « Les communautés qui habitent de part et d'autre du fleuve ont toujours vécu de concert. Il faut bien comprendre que jusqu'à récemment, aucune route ne reliait Saint-Georges et Oiapoque à leur capitale régionale respective. Les deux bourgs vivaient donc en autarcie. Dans quelle mesure la construction du pont va ou non bouleverser cette région, c'est ce que nous essayons de comprendre. » L'anthropologue dirige depuis mars 2008 des travaux de recherche dans le cadre de l'Observatoire hommes-milieux Guyane-Oyapock.

* Depuis 1996, les Brésiliens n'ont plus besoin de visa pour se rendre en France métropolitaine. Un visa leur est néanmoins nécessaire pour passer en Guyane.

Les Observatoires hommes-milieux (OHM)

Imaginés en 2007, les Observatoires hommes-milieux sont de nouvelles structures pluridisciplinaires du CNRS. Ils sont mis en place lorsqu'un événement majeur d'origine anthropique vient bouleverser l'équilibre d'une région. Financés sur quatre ans, ils peuvent être pérennisés si le besoin s'en fait sentir. À ce jour, cinq observatoires ont déjà ouvert leurs portes : l'OHM du bassin minier de Provence, l'OHM « Guyane-Oyapock », l'OHM « grande muraille verte », l'OHM « Pyrénées Haut-Vicdessos » et l'OHM Estarreja. Quatre autres OHM sont en projet.

Les six mercenaires

Damien Davy : quels sont les axes d'étude de l'Observatoire ?

Françoise Grenand rejoint son repaire, au premier étage d'un vieux pavillon situé sur la place de Saint-Georges, derrière une porte que l'anthropologue pousse comme d'autres entrent dans un saloon. Au centre de la pièce, cinq personnages – deux chercheurs et trois étudiants. Le clan de l'Observatoire. Celui qu'en 2007 Catherine Bréchignac, alors directrice du CNRS, a décidé de constituer après avoir constaté le désarroi des habitants de Saint-Georges. La mission de ces « mercenaires » scientifiques ? Dégainer leurs armes méthodologiques pour décrypter le fonctionnement de cette contrée et proposer, le cas échéant, une aide à la décision aux autorités autochtones.

Trogne suspicieuse de Damien Davy, l'ethnologue barbu de l'Observatoire : « Pour autant, nous ne sommes pas des acteurs, mais des témoins des bouleversements en cours... ». « Les Observatoires hommes-milieux sont des structures de recherche ponctuelles, pluridisciplinaires... , explique Françoise Grenand. Ils rassemblent des géographes, des anthropologues, des biologistes... et sont mis en place lorsqu'un événement majeur, d'origine anthropique, risque de modifier l'équilibre d'une région... »

L'anthropologue Pierre Grenand

« L'élément perturbateur ici, c'est le pont. Ou plutôt le complexe pont et route. » Damien Davy précise : « Depuis 2008, nous avons entamé une série d'études de part et d'autre de la frontière afin de comprendre les dynamiques socio-économiques, identitaires et culturelles, environnementales et migratoires de cette contrée. Et en ce moment, nous travaillons plus particulièrement sur l'agriculture et le foncier. »

L'anthropologue Pierre Grenand, le doyen du groupe, fume sa bouffarde dans un recoin de la pièce avec la sérénité d'un vieux chef indien : « Il est l'heure d'aller sur le fleuve ».

Les travaux de l'Observatoire

Décrire le fonctionnement de la région avant et après la construction du pont, tel est l'objectif de l'Observatoire. À ce stade du projet, les chercheurs ont décrit les problématiques complexes de l'accession à la propriété de part et d'autre de la frontière. Ils ont de plus mis l'accent sur la caractérisation des pratiques agricoles : qui cultive ? quand ? comment ? Un travail a de plus débuté autour du transit des marchandises entre les deux rives.

La ruée vers l'or

Sur la place de Saint-Georges, un embarcadère attend des dizaines de piroguiers, eux aussi brésiliens. L'équipée a à peine le temps de s'installer que le moteur démarre. « Saut Maripa », indique Françoise Grenand. Sur quoi, le piroguier braque sa fière monture et remonte le fleuve, passe entre les deux mâchoires du pont, longe Oiapoque pour faire halte plus loin, dans une zone de rapides, où affleure la roche. Le saut Maripa est sillonné ce jour-là par des gendarmes. « Ils traquent les chercheurs d'or brésiliens qui tentent de ramener par le fleuve l'or illégalement puisé en Guyane », explique Pierre Grenand.

« C'est d'ailleurs pour cela que nous sommes ici. L'un des premiers résultats de l'Observatoire a été de montrer que la construction du pont survient après deux mutations régionales majeures, raconte Damien Davy. La seconde correspond à la construction des routes mais la première est liée à la nouvelle ruée vers l'or. » Car si la fièvre de l'or avait gagné la région à la fin du XIXe pour s'éteindre dans les années 1930-50, elle a redémarré de plus bel en 1985-86. D'abord à cause de la publication par le BRGM d'une carte géologique positionnant les zones guyanaises potentiellement aurifères. Ensuite, parce qu'au même moment, la grande mine d'or brésilienne de Serra Pelada a fermé, mettant au chômage quelque 10 000 chercheurs d'or brésiliens. Une coïncidence qui a engendré un afflux d'orpailleurs dans la région et une explosion de la population d'Oiapoque qui, en 1981, comptait seulement 5 000 habitants*. « Avec ces orpailleurs, sont arrivées la violence, la prostitution, les MST, le paludisme et les drogues, constate Pierre Grenand. De quoi bouleverser la région, ».

* Source : « Eudorado, le discours brésilien sur la Guyane française », par Gérard Police. Ibis rouge éditions, 2010.

La conquête de l’est

L'autre mutation repérée, c'est donc « la route ». « Il faut bien imaginer qu'avant 2003 et la construction de la RN2 qui relie désormais Saint-Georges à Cayenne, il n'y avait pas une seule voiture à Saint-Georges. Les habitants vivaient tournés vers le fleuve et le Brésil. » D'ailleurs, pour l'ethnologue, qu'ils soient guyanais ou brésiliens, les autochtones sont avant tout des habitants du fleuve. « Un fleuve est souvent perçu comme une limite géographique, une séparation, mais c'est une erreur. Il s'agit avant tout d'un bassin de vie. » À plus forte raison ici puisque jusqu'en 1900 et la signature du Contesté, les deux rives du fleuve Oyapock étaient françaises.

« Avant même que ces deux pays ne déclarent ces terres comme étant à eux, explique Pierre Grenand, ces rives étaient occupées par les mêmes communautés amérindiennes. » Sept ethnies amérindiennes vivent encore dans la région, dont les Palikurs qui possèdent un village à deux pas de Saint-Georges. De plus, des fouilles effectuées sur le chantier par l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ont mis en lumière une interdépendance bien plus ancienne. En lieu et place du futur pont, ont en effet été découvertes les traces de deux occupations amérindiennes passées : une nécropole Aristé (société énigmatique ayant prospéré entre 350 et 1750 et dont les traces existent aussi au Brésil) sur laquelle fut bâti un village koriabo (1000 - 1500). C'est donc une histoire séculaire, voire millénaire, qui sert de fondation à un pont dont le chantier, les normes et les ouvriers sont brésiliens. Et c'est dans ce symbole identitaire que viennent s'enraciner les craintes guyanaises.

Le Contesté

« Un matin de l'an 1900, les habitants de Saint-Georges-de-l'Oyapock ont découvert sur la façade de leur mairie une pancarte expliquant que, dorénavant, les terres qu'ils pouvaient avoir sur l'autre rive, tout comme leur famille, n'étaient plus françaises », raconte Françoise Grenand. C'est ainsi qu'à Saint-Georges, on se remémore la fin d'un litige qui a opposé la France au Brésil pendant près de deux cents ans et qui portait sur la délimitation de la frontière franco-brésilienne. En 1900, le différend fut jugé par un tribunal suisse qui trancha en faveur du Brésil.

Aqui começa o Brasil et là-bas, les Gaulois

Frédéric Piantoni, géographe à l'IRD

Car, en Guyane, le pont inquiète. « Oiapoque est l'une des portes d'entrée des Brésiliens vers la Guyane. De fait, l'ouvrage est perçu comme un vecteur d'invasion, explique Frédéric Piantoni, spécialiste des questions migratoires guyanaises à l'Institut de recherche et de développement (IRD). Mais il s'agit d'un fantasme. La migration brésilienne s'est stabilisée depuis plusieurs années et le pont ne devrait rien changer, ne serait-ce qu'en raison de la présence de la police des frontières. » Un discours qui tranche avec d'autres avis, plus virulents, entendus sur les rives de l'Oyapock. « C'est à la Guyane de faire face au pont, pas à Saint-Georges ! déclare ainsi la jeune maire de Saint-Georges, Fabienne Mathurin. Aujourd'hui, ce sont plus de 600 000 Brésiliens qui sont dans nos forêts, qui puisent dans nos ressources et prennent notre or. » Une envolée très éloignée de la réalité – les scientifiques estiment plutôt à 15 000 - 30 000 le nombre d'orpailleurs travaillant illégalement en Guyane – mais qui trahit un état d'esprit.

« L'or est le parangon que l'on agite lorsque l'on veut parler de migrations illégales même s'il n'est responsable que d'une fraction très marginale de l'immigration, explique Frédéric Piantoni. Il faut bien comprendre que ces dernières années, pour la France comme pour l'Europe, l'image de la Guyane a changé, passant du statut d'un enfer vert à celui de poumon vert. L'orpaillage, en tant qu'activité polluante, est instrumentalisé à la fois par l'Etat (par exemple pour asseoir la création d'un parc national) et par les politiques locaux. L'orpaillage pollue, donc on ferme les frontières : la question écologique devient un instrument de légitimation d'un processus de contrôle migratoire répressif. »

Combien de Brésiliens en Guyane ?

Selon les sources, les estimations varient de 10 000 à 40 000. En septembre 2009, le Consul du Brésil à Cayenne a donné les chiffres suivants : 8 000 - 10 000 Brésiliens en situation régulière et 10 000 à 12 000 illégaux soit 22 0000 Brésiliens (10% de la population). Ce chiffre est néanmoins jugé comme un seuil minimum. Les estimations plus communément avancées font état de 20% de Brésiliens en Guyane dont la plupart travaillent non pas dans l'orpaillage mais dans les travaux publics et les gardes d'enfants.

Le paradoxe du pont de la rivière Oyapock

Outre la question de l'orpaillage, flotte le syndrome du Petit Poucet et de son ogre brésilien. Car évacuez la crainte de l'invasion humaine, aussitôt déboule le spectre de l'envahisseur économique. Un sentiment qui, à l'échelle de Saint-Georges, tourne au désarroi, aucun plan de développement local n'ayant été mis en place pour accompagner l'apparition de ce pont transfrontalier. « Et pour cause : ce pont est avant tout un symbole, celui de la relance des relations franco-brésiliennes. Il est donc le fruit d'une décision politique et non celui d'un besoin socio-économique local... ou régional, explique Madeleine Boudoux d'Hautefeuille, l'étudiante de Françoise Grenand. La Guyane et l'Amapa présentent des profils géographiques relativement similaires (économie du bois). Du coup, ces deux territoires n'ont pas grand chose à échanger à l'échelle régionale. » Résultat : le pont ne devrait pas modifier la donne sur le plan économique. « Il n'aurait de sens que si un autre pont était construit entre la Guyane et le Suriname et qu'une route transamazonienne se dessinait », tranche Frédéric Piantoni.

Et d'ailleurs, il n'y a qu'à emprunter les routes qui rejoignent ce pont pour constater que les échanges commerciaux ne sont sans doute pas pour demain. Côté français, si la route est bitumée, elle emprunte des séries de petits ponts que des camions auraient bien du mal à passer. Côté brésilien, c'est une portion entière de la route qui n'est pas bitumée, ce qui la rend impraticable lors de la saison des pluies. Dans ce contexte, on imagine mal comment 500 à 1000 camions de marchandises pourraient transiter chaque jour par cet axe. « La seule chose qui risque de transiter par le pont, c'est la police des frontières, regrette Françoise Grenand. On imagine qu'un pont sert à relier, mais celui-ci est en train de tirailler ces deux petites communes de Saint-Georges et d'Oiapoque. Ce pont devait relier, réduire les distances mais il est en train d'écarter le fleuve et de transformer la région en frontière, chose qu'il n'a jamais été jusque-là. C'est le paradoxe de ce pont. »

Retour à Saint-Georges où le marché est en train de fermer. Le pak coupé en deux n'a pas trouvé preneur et va retourner sur sa rive. À l'image de cette contrée, d'une Guyane partagée entre une politique protectionniste et une volonté de s'intégrer, enfin, au plan régional.

Viviane Thivent le 15/04/2011