Science et torture : des liaisons (encore) dangereuses

Des documents récemment déclassifiés par l'administration américaine suggèrent que des médecins et des psychiatres ont mené des expérimentations sur les détenus de Guantanamo.

Par Viviane Thivent, le 25/01/2011

Le rapport qui dérange

À New York, en janvier 2007, pacifistes et défenseurs des droits de l'homme protestent contre Guantánamo.

Dans un rapport publié en juin 2010 et récemment remis en perspective dans la revue Science (1), l'organisation Médecins pour les droits de l'homme (Physicians for Human Rights) affirme que, dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001, les médecins travaillant pour la CIA à Guantanamo ont procédé à des expériences sur les détenus afin d'affiner certaines techniques coercitives. De graves allégations. L'expérimentation humaine pratiquée sur des prisonniers est en effet illégale et peut être considérée comme un crime de guerre (Code de Nuremberg et convention de Genève), voire un crime contre l'humanité.

Pour arriver à cette conclusion, les auteurs du rapport ont épluché, des mois durant, des documents déclassifiés par l'administration Obama (à savoir les torture memos du département de la justice de l'Office of Legal Counsel et les rapports de l'inspecteur général de la CIA) qui portent sur les fonctions des médecins et psychiatres travaillant sur le camp de Guantanamo. Ce faisant, ils ont mis au jour au moins trois anomalies majeures.

D'abord, les services médicaux ont enregistré les séances de « torture à l'eau » et collecté des informations médicales détaillées pour développer de nouvelles procédures. Ensuite, ils ont analysé, sur une douzaine de prisonniers, les effets d'une privation de sommeil allant de 48 à 180 heures – soit plus d'une semaine. Ces observations auraient permis d'établir la définition légale de ce qui relève ou non de la torture en matière de privation de sommeil. Enfin, ils ont amassé des données sur les effets des techniques d'interrogatoire lorsqu'elles étaient pratiquées de façon simultanée ou séquentielle ; autant d'informations qui ont ensuite été utilisées pour établir de nouveaux protocoles.
« Ces expériences, précise le rapport, n'ont aucun lien avec les soins cliniques ou l'intérêt personnel du détenu. » La CIA, en la personne de son porte-parole, Paul Gimigliano, affirme pour sa part qu' « aucune recherche sur les prisonniers ou groupe de prisonniers n'a été effectuée par les médecins de la CIA. » Un point que conteste aujourd'hui des scientifiques dans la revue Science (1) : « En 2005, pour justifier la pratique de techniques d'interrogatoire coercitif, les mémos Bradbury du Département de la justice se sont référés à des résultats de recherches non publiques, dont nous ne pouvons établir le mérite scientifique, mais qui apparaissent éthiquement discutables puisque pratiquées sans le consentement des détenus. »

Une conférence (en anglais) de l'historien américain Alfred McCoy sur l'histoire de la torture psychologique aux États-Unis :

Torture à l'eau

La torture à l'eau, aussi appelée noyade par simulation, est une technique de torture ancienne. Dans sa forme moderne, le prisonnier est attaché à une planche inclinée, les jambes levées et la tête légèrement plus basse que les pieds. On lui enveloppe la tête de cellophane et de l'eau lui est versée dessus. Inévitablement, les réflexes de suffocation s'enclenchent et une peur panique de la noyade force le prisonnier à supplier que l'on arrête le traitement.

CIA, science et torture d’État

« Avec le début de la guerre froide, la CIA a découvert la puissance des techniques de lavage de cerveau pratiqués par les Soviétiques et les Chinois, explique Michel Terenstchenko, philosophe et auteur "Du bon usage de la torture". En réponse, la CIA s'est lancée dans une série d'expérimentations cognitives extrêmes (chirurgie du cerveau, électrochocs, drogues). D'abord en interne, puis dans un deuxième temps, en finançant – à hauteur de plusieurs milliards de dollars par an – les travaux de médecins et de chercheurs appartenant aux plus prestigieuses institutions nord-américaines. »
D'après l'historien Alfred McCoy, dès 1950 et jusqu'à la fin des années 1960, la plupart des recherches académiques menées en psychologie comportementale était financée par la CIA et avait comme finalité la torture psychologique. « Il s'agissait d'un projet Manhattan de l'esprit », note l'historien (1). Et pour cause : la torture psychologique semblait, à bien des égards, plus "efficace" en matière de destruction de la personnalité que l'usage de la violence.
Ainsi, en 1951, Donald Hebb, chercheur canadien dont les travaux ont été financés par la CIA, a allongé 22 étudiants – volontaires – dans une cellule, sans lumière, ni son, ni odeur. En moins de 48 heures, les cobayes ont été victimes d'hallucinations et ont demandé à sortir (2). Le neuropsychologue venait de découvrir que la « privation sensorielle » pouvait venir à bout de n'importe quel individu.
Plus tard, en étudiant l'état de prisonniers américains ayant subi des interrogatoires en Chine ou en URSS, Albert Biderman, Irving Janis, Harold Wolff, Lawrence Hinkle, Robert Lifton et Edgard Shein ont mis en évidence l'existence de la « douleur auto-infligée » : en forçant un individu à rester debout pendant des jours, il est possible de faire apparaître des éruptions cutanées, des problèmes aux reins et des hallucinations (1).
À cela s'ajoutent les travaux du psychologue Stanley Milgram – dont les accointances avec la CIA restent controversées – qui a montré, entre 1960 et 1963, que n'importe qui peut se transformer en tortionnaire. À partir de ses résultats scientifiques, les services de renseignements américains ont commis en 1963 un guide dressant la liste des différentes techniques d'interrogatoires coercitif, le Kubark Counterintelligence Interrogation Manual, dont le contenu n'a été rendu public qu'à la fin des années 1990.
(1) Alfred McCoy, A Question of Torture, Metropolitan Books, 2006. (2) Michel Terenstchenko, « Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l'injustifiable », Éditions La Découverte, 2008.

Une mauvaise science pour justifier la torture

Les techniques d'interrogatoire coercitif sont interdites par des traités internationaux que les États-Unis ont ratifiés. Néanmoins, au lendemain du 11 septembre 2001, elles ont refait surface : dans un mémo datant du 1er août 2002, on trouve ainsi la liste des dix techniques coercitives utilisées lors des interrogatoires, dont le walling (le fait de pousser le détenu contre le mur), le manque de sommeil ou de nourriture, le confinement, le maintien de détenus debout ou dans une cabine remplie d'insectes (lorsque le détenu était entomophobe).

Dès 2003, l'administration Bush a d'ailleurs officialisé le retour à ces méthodes, arguant qu'elles étaient effectuées sur des « combattants illégaux » et que, tout compte fait, elles ne relevaient pas vraiment de la torture (Memo de Jay Bybee). Une stratégie à laquelle les scientifiques n'ont, une fois encore, pas été étrangers.

En effet, c'est à partir d'études effectuées sur des militaires américains entraînés à subir des interrogatoires coercitifs que ces techniques controversées ont été jugées « sûres, légales et efficaces ». Appelées à comparaître, les équipes médicales travaillant sur ces soldats ont déclaré que « s'il y a des effets psychologiques négatifs à long terme, ceux-ci doivent être probablement minimes ». Un « probablement » significatif dans la mesure où aucun suivi à long terme de ces fameux militaires n'a été effectué par ces services (1).

De plus, expliquent les chercheurs dans Science (1), « les militaires, contrairement aux prisonniers, avaient le pouvoir d'arrêter leur entraînement quand bon leur semblait... la justification de l'usage de la torture repose donc sur une "mauvaise science" et les médecins, parce qu'ils enfreignent leur code de déontologie, ne devraient tout simplement pas assister aux interrogatoires ». Une position contre laquelle s'est élevée Mike Gelles, ancien psychologue en chef du Naval Criminal Investigative Service : « Enlever les psychologues professionnels de ces lieux, et vous augmenterez la probabilité des abus. »

Des combattants illégaux

Afin de prouver que les lois internationales ne s'appliquaient pas aux « terroristes » faits prisonniers au lendemain du 11 septembre, les juristes américains ont utilisé l'argument suivant : « Al-Qaida n'est pas un État. C'est une organisation terroriste non gouvernementale, composée de membres appartenant à diverses nations, qui mène des opérations dans des douzaines de pays. Les organisations non gouvernementales ne peuvent être parties prenantes d'aucun accord international concernant les lois de guerre. » (William Haynes, juriste et ancien conseiller général du ministère de la Défense). En d'autres termes, il s'agirait de « combattants illégaux ». Une position qui n'est pas sans rappeler celle prise par les spécialistes français de la lutte antisubversive en Algérie et dont les préceptes ont essaimé aux États-Unis comme en Amérique latine : « Le terroriste n'a pas d'uniforme mais il attaque en général des personnes désarmées, incapables de se défendre. Aujourd'hui, il faut admettre que nos lois actuelles sont inadaptées au terrorisme pour la simple raison que cette forme d'agression n'avait jamais été envisagée. » (La Guerre Moderne, 1961, Roger Trinquier.)

La torture fonctionne-t-elle ?

Les scientifiques n'ont jamais établi que l'usage de méthodes coercitives permettait d'obtenir des informations fiables. « D'abord, explique Laurent Bègue du laboratoire de psychologie de l'université de Savoie, il faudrait être sûr que le détenu détienne l'information, ce que la science ne permet pas de montrer. » Et quand bien même l'individu possèderait l'information, la torture psychologique permettrait-elle de le faire avouer ? Étrangement, si beaucoup d'études ont été effectuées pour mettre en place les techniques d'interrogatoire coercitif, très peu portent sur l'efficacité de ces méthodes. « Et pour cause : il est éthiquement impossible de recréer en laboratoire les conditions d'un interrogatoire de ce type », constate Laurent Bègue.

Pour autant, des recherches menées en sciences sociales donnent quelques pistes de réponse. Ainsi, l'usage de la coercition a tendance à diminuer la coopération et crée une dynamique de compétition entre l'interrogé et l'interrogateur (4). En conséquence, dans la plupart des cas de torture, les interrogés se taisent. Pour ne donner qu'un exemple, l'étude de registres historiques a montré qu'en France, sur 785 personnes torturées (physiquement cette fois) entre 1500 et 1750, seuls 3% (à Paris) à 14% (à Toulouse) ont dit « quelque chose ». Mais sans que l'on soit en mesure de dire si ce quelque chose correspondait à la vérité.

L'étude d'individus ayant avoué des crimes qu'ils n'avaient pas commis (innocentés par l'ADN) a montré que la coercition conduisait souvent l'interrogé à dire ce que l'interrogateur attendait de lui (5). De plus, le stress (même à des niveaux modérés) ou le manque de sommeil altèrent les souvenirs, la mémoire et donc la fiabilité de l'information (5). En d'autres termes, ce n'est pas parce que l'on détruit la personnalité de quelqu'un (ce que recherche la torture psychologique) que l'on a pour autant accès à la boîte noire du cerveau.

Plus pervers, l'usage des techniques coercitives influence aussi les perceptions et capacités de jugement du questionneur qui se croit capable de discerner le vrai du faux. Un phénomène qui n'apparaît pas lorsque le questionneur utilise des méthodes de persuasion rationnelle (6)(7). Résultat : nombreux sont les individus torturés qui ont commencé par dire la vérité. Et pour cause : nombre d'études montrent que la décision de coopérer – d'avouer donc – se prend avant le début de l'interrogatoire et non pendant.

L'efficacité des techniques coercitives n'est donc pas avérée. Et nier ce point peut avoir des conséquences dramatiques. Torturé en 2001 par les forces américaines, un membre d'Al-Qaida, Ibn Al-Shaykh al-Libi, a affirmé que l'Irak possédait des armes de destruction massive (Postwar Report). On connaît la suite de l'histoire. « La CIA a toujours été incapable de donner des exemples d'informations, soutirées à l'aide de ces méthodes, qui se sont révélées correctes, insiste le philosophe Michel Terenstchenko. D'ailleurs, pour nombre d'organisations militaires, les informations obtenues par ces biais sont les pires qui soient. » À tout prendre, en matière de renseignements, mieux vaut recouper les informations et interroger, de façon rationnelle, des individus sains d'esprit.

La jurisprudence de Jack Bauer ou l'inversion de la figure du tortionnaire

En juin 2007, lors d'un colloque, un juge de la Cour suprême des États-Unis a justifié l'usage de la torture ainsi : « Jack Bauer (le héros de la série "24 heures" qui n'hésite pas à faire usage de la torture pour obtenir des informations et déjouer les pires attentats) a sauvé Los Angeles ; il a sauvé des milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Je ne le pense pas. » (3) Cet argumentaire que l'on nomme aujourd'hui « la jurisprudence de Jack Bauer » trahit l'idée largement popularisée par cette série qu'en certaines conditions, il serait nécessaire de mettre en œuvre des solutions d'exception pour obtenir des informations et déjouer les plans les plus machiavéliques. « C'est le scénario de la bombe à retardement, explique le philosophe Michel Terenstchenko. Parce que le temps serait compté, tous les moyens seraient bons, y compris la torture, pour parvenir à ses fins. » Le hic, affirme l'auteur de « Du bon usage de la torture », c'est que « 24 heures chrono » est une fiction et la torture ne permet pas d'obtenir d'informations fiables. En outre, « le succès de cette série a eu tendance à effacer la figure noire et négative du tortionnaire pour en faire un héros glorieux ».

Mais alors, si ces méthodes ne sont pas efficaces, à quoi bon les utiliser ? « La fonction première de ces interrogatoires n'est pas d'obtenir des informations mais d'effrayer le camp adverse et de rassurer le sien », explique Michel Terenstchenko. Une posture politique qui a un prix. Pour l'historien Alfred McCoy qui a travaillé sur l'après 11 septembre, « quelque 14 000 prisonniers irakiens furent soumis à des interrogatoires sévères, qui incluent souvent l'usage de la torture, 1 100 prisonniers de haute valeur furent interrogés et soumis à une torture systématique, aussi bien à Guantanamo qu'à Bagram (en Afghanistan), 150 individus suspectés de terrorisme firent l'objet de transferts extrajudiciaires vers des nations connues pour leur brutalité, 68 détenus sont morts dans des circonstances suspectes, quelque 36 principaux responsables d'Al-Qaida furent détenus pendant des années et soumis à la torture par la CIA, 26 détenus furent assassinés durant leur interrogatoire dont quatre par la CIA. » (2)

(1) V. Lacopino et al., Science, 7 janvier 2011. (2) Alfred McCoy, A Question of Torture, Metropolitan Books, 2006. (3) Michel Terenstchenko, « Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l'injustifiable », Éditions La Découverte, 2008. (4) Tjosvold and Sun, 2001. (5) Interrogation Report. (6) O'Neal et al, 1994. (7) K. Gray et D. Wegner, Journal of Experimental Social Psychology, 2010.

Viviane Thivent le 25/01/2011