À la poursuite des cyanobactéries toxiques

Les cyanobactéries constituent-elles une nouvelle menace pour la santé des populations tropicales et pour le récif corallien ? Reportage sur l'île de Raivavae, dans l'archipel des Australes de Polynésie française.

Par Philippe Pajot, le 07/03/2011

Empoisonnés par les mollusques

Reportage photo

Mireille Chinain : Qu'est-ce que la ciguatera ?

Raivavae, une petite île de moins de 1000 habitants située à 600 kilomètres de Papeete, dans l'archipel des Australes, est une île témoin. À plusieurs reprises, des habitants ont été gravement intoxiqués après avoir consommé des produits de la mer. Dans le milieu tropical, les intoxications alimentaires sont courantes, notamment par la ciguatera, une micro-algue aussi baptisée « gratte » car elle démange terriblement. Seulement là, les symptômes sont différents et surtout les intoxications se sont déclenchées après l'ingestion de mollusques (bénitiers) qui habituellement ne transmettent pas la ciguatera.

Mireille Chinain : Quels sont les symptômes de la ciguatera ?

Ce nouveau type d'intoxication a été signalé pour la première fois en 2001 à Lifou, l'une des îles de Nouvelle-Calédonie. Depuis, une équipe de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) conduite par Dominique Laurent suit les alertes sanitaires et parcourt le Pacifique pour étudier comment ces intoxications alimentaires apparaissent. Lors de chaque mission, les biologistes récoltent des échantillons et les soumettent à une batterie de tests. Petit à petit, les soupçons se sont portés sur des cyanobactéries marines, des micro-organismes qui se développent facilement dans les lagons. Cette nouvelle mission sur l'île de Raivavae vise à confirmer le lien entre les cyanobactéries et les intoxications alimentaires.

De mission en mission

Dominique Laurent : Comment tout a commencé…

En cette fin de septembre 2010, les chercheurs de l'IRD accomplissent leur septième mission sur l'île en cinq ans. Ils sont accompagnés de l'équipe de Mireille Chinain de l'Institut Louis-Malardé (ILM) de Papeete. Il y a quelques années, sur l'un des sites de collecte où des bénitiers toxiques avaient été pêchés, les plongeurs avaient trouvé au fond du lagon des tapis de cyanobactéries toxiques recouvrant le corail...

Dominique Laurent : D'où viennent les soupçons ?

À la différence des missions précédentes, l'équipe va, cette fois-ci, étudier le métabolisme des cyanobactéries (ces bactéries réalisant la photosynthèse comme les algues), notamment en mesurant leur taux de croissance à partir de bilans d'oxygène et de leur capacité à utiliser l'azote gazeux dissous (source d'azote pour leur croissance) et ce, afin d'évaluer les risques de prolifération.

Récoltes près de la côte

Différentes variétés de cyanobactéries

À peine arrivés sur le site, les 200 kg de matériel sont débarqués et l'installation du laboratoire de mission commence. Microscope, pipettes, sondes, produits chimiques et bouteilles de plongée sont rangés et installés. André Ung, technicien de l'ILM, a préparé les cartes des sites de prélèvement. Au programme de cette première journée : une récolte sous-marine à proximité de la côte, sur le site de « motu de la femme » (un motu est une petite langue de sable située dans le lagon). Plusieurs sacs d'algues sont récoltés ainsi que des cyanobactéries.

Loïc Charpy : Où trouve-t-on des cyanobactéries dans les lagons ?

Au retour, les échantillons sont observés au microscope pour identifier les cyanobactéries récoltées. L'étude de leur métabolisme démarre avec des mesures de leur production d'oxygène pendant la journée (photosynthèse) et de leur consommation d'oxygène durant la nuit (respiration). Parallèlement, des cyanobactéries sont incubées en présence d'acéthylène pour évaluer leur taux d'incorporation d'azote gazeux. L'azote minéral, présent en très faible quantité dans le lagon de Raivavae, est le premier facteur limitant la production primaire (algues et cyanobactéries) et donc les efflorescences.

Loïc Charpy : Y a-t-il beaucoup de cyanobactéries ?

Certaines cyanobactéries, grâce à la présence d'un gène particulier (Nif), ont la possibilté d'utiliser l'azote gazeux dissous et de s'affranchir de cette limitation. Il est donc important de savoir si les cyanobactéries du lagon de Raivavae, suspectées de transmettre des toxines aux bénitiers, possèdent ce gène et l'expriment. Dans l'affirmative, leur potentiel à développer des efflorescences est beaucoup plus important.

Loïc Charpy : Comment respirent les cyanobactéries ?

Toutes les cyanobactéries récoltées durant la mission étaient capables d'utiliser l'azote gazeux dissous. Leur potentialité à développer des efflorescences est donc très importante. Une partie des cyanobactéries est placée dans de l'alcool pour être envoyée à l'Institut Pasteur de Paris où ces échantillons iront grossir l'une des plus importantes collections de cyanobactéries au monde. Des bénitiers, ces mollusques dont les îliens raffolent, ont également été récoltés. Ils sont mesurés et pesés, leur toxicité sera évaluée de retour dans les laboratoires de l'ILM.

Le lendemain, les prélèvements se poursuivent, en bateau cette fois, pour atteindre des zones du lagon plus éloignées de la côte. En tout, sept sites seront visités durant l'ensemble de la mission. Sur le premier site de collecte de la journée, où des bénitiers avaient intoxiqué plusieurs personnes il y a deux ans, les chercheurs avaient, à l'époque, repéré d'immenses tapis de cyanobactéries toxiques recouvrant le corail. Résultant probablement de la construction d'un accès au port de pêche, les efflorescences semblent avoir disparu. Il reste certes des cyanobactéries, mais en quantité moindre (deux plaques de cyanobactéries de deux mètres carrés seront aspirées à l'aide d'une suceuse).

Carte des zones de prélèvements autour du lagon

Dernier prélèvement de la mission au « motu piscine », une longue langue de sable déserte posée au milieu des eaux turquoises du lagon. Dominique Laurent profite de l'arrêt sur le motu pour cueillir du faux tabac (Heliotropium foertherianum) afin d'en analyser les constituants. Les feuilles de cet arbuste constituent l'un des remèdes traditionnels les plus utilisés contre la ciguatera. Le principe actif, l'acide rosmarinique, pourrait être l'une des rares substances connues pour traiter non seulement les symptômes mais aussi les causes de cette intoxication. Avec une entreprise locale (Pacific Botech), le chercheur aimerait développer un remède simple, sous forme de poudre ou de gélules, à partir de cette plante. Un remède que tout le monde pourrait avoir chez soi, un peu comme l'aspirine, pour se prémunir de cette intoxication qui touche 100 000 personnes chaque année dans la zone intertropicale.

Premiers résultats

Au matin du troisième jour, l'équipe quitte Raivavae, direction Tahiti avec les échantillons et une partie du matériel. L'équipement le plus lourd repartira par bateau quelques semaines plus tard. De retour à Tahiti, les analyses commencent. En février 2011, quelques mois après cette mission, la présence de bénitiers toxiques a été confirmée dans les zones où les chercheurs ont trouvé les cyanobactéries. En revanche, dans les zones où les bénitiers sont ramassés pour être vendus à Papeete, aucune cyanobactérie et aucun mollusque toxique n'ont été repérés par les chercheurs.

Dominique Laurent : Nos missions ont été riches d'informations...

L'identification des toxines produites par les cyanobactéries qui ont été récoltées est en cours, mais il apparaît déjà qu'elles sont à l'origine d'une combinaison de toxines proches structurellement de celles de la ciguatera « classique », ainsi que de toxines paralysantes, d'où un syndrome potentiellement grave. Alors que la toxicité des cyanobactéries d'eau douce est bien connue et très étudiée, celle des cyanobactéries marines n'avait quasiment jamais été relevée, excepté pour un genre, Lyngbya, qui provoque des désagréments respiratoires aux personnes situées à proximité des grandes efflorescences agitées par les vagues.

Des cyanobactéries en Méditerranée ?

Dominique Laurent : Le réchauffement climatique a plusieurs conséquences...

Comprendre ces cyanobactéries, connaître le mode d'action de leur toxicité est fondamental afin d'être en mesure d'expliquer aux populations ce qu'ils peuvent consommer sans danger. Une information difficile car les facteurs qui déclenchent les efflorescences sont mal connus. « Le chemin est encore long pour comprendre les agissements de ces micro-organismes. Si nous avons établi une relation épidémiologique entre la présence de cyanobactéries et les intoxications, nous n'en avons pas encore la preuve. Nous projetons de marquer des cyanobactéries avec du carbone 13 pour suivre leur cheminement dans l'alimentation de bénitiers élevés en bac », explique Dominique Laurent. De nouvelles missions sont également en projet. À Rapa notamment, une autre île de l'archipel des Australes, où 200 personnes (sur une population de 500 habitants) ont été intoxiquées en 2009, provoquant deux décès. Non seulement la micro-algue responsable de la ciguatera a été trouvée sur le site, mais les cyanobactéries sont également sur la sellette. La ciguatera et les cyanobactéries toxiques ne concernent pas seulement les populations insulaires tropicales pour lesquelles les poissons du lagon sont une ressource vitale : en raison du réchauffement climatique, des intoxications à la ciguatera ont été observées en Méditerranée, au large d'Israël et du Maroc. Après les algues vertes, verrons-nous les cyanobactéries atteindre bientôt les côtes bretonnes ?

Philippe Pajot le 07/03/2011