La difficile reproduction des éléphants d’Asie

Les éléphants d’Asie peinent à se reproduire en captivité. Ce qui pose problème pour maintenir leur diversité et préserver l’espèce. À Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande, un centre de recherche étudie la physiologie du pachyderme pour lui venir en aide.

Par Olivier Donnars, le 14/12/2011

Éléphant thaïlandais et son mahout

Selon la légende, la nuit de sa conception, la mère de Bouddha rêva qu’elle avait vu un éléphant royal blanc à six défenses tourner trois fois autour d’elle avant d’entrer dans son sein. L’éléphant a donc une place particulière dans le panthéon bouddhiste et, dans beaucoup de pays d’Asie, le pachyderme a toujours été très vénéré. En Thaïlande, l’animal est même l’emblème du pays. Le roi de Thaïlande, Bhumibol Adulyadej, en possède une douzaine, la majorité blancs albinos, symbole de gloire et de noblesse.

Malgré cette adoration, l’éléphant d’Asie est menacé. Au début du XXe siècle, le royaume du Siam (ancien nom de la Thaïlande) comptait un peu plus de 100 000 éléphants. La moitié d'entre eux travaillaient à soulever les troncs dans les exploitations forestières de tek. Mais la déforestation massive a eu raison de leur habitat et il n’en reste aujourd’hui qu’environ 2000 à l’état sauvage vivant dans les forêts de l’ouest et de l’est de la Thaïlande. Et 3500 sont restés à l’état domestique. Depuis que l'exploitation du tek a été interdite en 1989, la plupart se sont reconvertis dans l’industrie touristique. De nombreux centres de protection tentent de préserver ces pachydermes domestiques et de les ramener à la vie sauvage. Mais la captivité a souvent eu raison d’eux : beaucoup ont du mal à se reproduire. Alors, pour les aider, des vétérinaires et des biologistes ont créé en 2009 à l’université de Chiang Mai, dans le nord du pays, l’Elephant Research and Education Center (EREC), un centre de recherche unique en Thaïlande.

Les éléphants en captivité à Maesa Camp

À Maesa Camp, un centre touristique situé à Chiang Mai (Thaïlande), les éléphants sont exhibés dans des shows ou bien utilisés pour balader les touristes. Le camp participe néanmoins aux programmes de recherche menés par l’Elephant Research and Education Center (EREC), à l'université de Chiang Mai.

L'éléphant d'Asie

L’éléphant d’Asie (Elephas maximus) est le plus grand des mammifères d’Asie mais il reste plus petit que son cousin d’Afrique. Les éléphants de Thaïlande appartiennent à la sous-espèce Elephas maximus indicus. L’espèce est inscrite à l’annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), qui regroupe les espèces les plus menacées.

Un cas unique au monde

Dans les couloirs de l’EREC, deux pièces emplies d’une lumière bleutée et climatisées dont la température contraste avec les 35°C extérieurs. Disposés les uns à côté des autres, des congélateurs encombrent les lieux. « Vous avez à l’intérieur plus de 500 éléphants thaïs », dit avec malice le Dr Chatchote Thitaram, vétérinaire et directeur de l’EREC. Il ouvre l’un des congélateurs, déplaçant au passage une mâchoire d’éléphant. L’intérieur révèle des centaines de petits tubes contenant du sang et du sérum, prélevés sur des femelles éléphants. « Nous mesurons dans ces échantillons les hormones orchestrant le cycle ovarien des femelles, explique le vétérinaire. Chez l’éléphant, ce cycle dure de 14 à 18 semaines. Comme chez tous les mammifères, il est divisé en 2 phases : la phase précédant l’ovulation et la phase post-ovulatoire. À la fin de la première phase, une hormone, appelée hormone lutéinisante ou LH, est brusquement déchargée dans le sang. C’est le signe que l’ovule est prêt à être expulsé dans les trompes ovariennes et à être fécondé. »

Or, chez l’éléphante, ce n’est pas une mais deux décharges de LH qui précèdent l’ovulation. Un cas unique dans le monde animal. La première décharge arrive environ trois semaines avant l’ovulation, la seconde, 12 à 22 heures avant. Entre ces deux décharges, la femelle est en chaleur. Elle attire le mâle grâce à une phéromone contenue dans ses urines pour indiquer qu’elle est prête à s’accoupler. Mais les choses ne sont pas si simples en captivité : les femelles n’ont pratiquement pas de chaleurs et, pour un tiers d’entre elles, le cycle hormonal est irrégulier et leur fertilité s’amoindrit. Ce qui complique la tâche des mâles. Sans compter qu’en captivité, eux aussi sont souvent victimes de troubles de la fertilité.

Dans le laboratoire de l'EREC à Chiang Mai

À l'université de Chiang Mai, l’Elephant Research and Education Center (EREC) dirigé par le Dr Chatcchote Thitaram mène des recherche sur la physiologie de l'éléphant. Dans des congélateurs attendent des échantillons de sang et de sérum d'éléphantes. Les biologistes y mesurent les taux d'hormones ovariennes afin de déterminer la période d'ovulation des femelles.

Aide artificielle à la procréation

Quatre questions au Dr Chatchote Thitaram

À l’EREC, on donne donc un petit coup de pouce pour aider le pachyderme à se reproduire. Notamment en pratiquant l’insémination artificielle. On prélève du sperme chez un mâle qu’on insémine dans l’utérus d’une femelle au moment où elle est en fin de première phase. Il faut donc déterminer quand aura lieu la seconde décharge de LH. « Il faut faire des prélèvements sanguins tous les jours, ce qui n’est pas toujours facile car les femelles n’aiment pas ça, explique le vétérinaire. Quand on pense avoir trouvé la bonne période, il faut inséminer le sperme dans les heures qui suivent ou dans la journée tout au plus. » Pas facile quand il faut disposer de sperme frais et de bonne qualité ! D’où l’idée de conserver à disposition dans leurs congélateurs le sperme des meilleurs reproducteurs.

En 2008, l’équipe a réussi la première insémination artificielle chez un éléphant d’Asie à partir de sperme congelé*. En mai 2009 est né un mâle qui se porte bien. Mais cette naissance reste exceptionnelle : il aura fallu 55 inséminations pour y arriver et, à ce jour, toutes les tentatives ultérieures ont échoué. Le Dr Thitaram étudie actuellement le rôle de la première décharge de LH afin d’arriver un jour à provoquer artificiellement l’ovulation. Le vétérinaire sait qu’en parvenant à contrôler le cycle ovarien, il pourra aider l’espèce à se reproduire. Que ce soit de manière artificielle ou naturelle.

* N. Thongtip et al., Reproductive and Biology Endocrinology, 7, 75, 2009

Maintenir la diversité

Cérémonie pour «Plai Pathom Sompo»

Dans les congélateurs du centre dorment aussi des échantillons de poils et d’excréments provenant d’éléphants sauvages. Ces échantillons-là ne servent pas à mesurer des hormones mais à extraire de l’ADN. Les biologistes y cherchent des séquences répétées de 2 à 10 nucléotides. Ces séquences génétiques, appelées microsatellites, varient d’un individu à l’autre, ce qui permet d’identifier chaque éléphant. Les chercheurs s’intéressent aussi à l’ADN des mitochondries (organites fournissant l’énergie aux cellules). Cet ADN a la particularité de n’être transmis que par les mères. On peut ainsi remonter la filiation d’un génome et connaître l’origine d’une population. « Tout ce patrimoine génétique nous renseigne sur la diversité d’une population, explique le Dr Thitaram. Par exemple, le nombre d’individus composant ce groupe et leur degré de parenté. On peut même délimiter leur aire de répartition géographique. »

L’année dernière, les chercheurs de l’EREC ont établi la répartition et le profil génétique d’une centaine d’éléphants sauvages. Ils ont trouvé douze sous-populations avec des profils différents mais très souvent isolées les unes des autres. Ce qui a d’énormes implications pour la préservation de cette espèce menacée. « Si ces populations restent isolées et ne croisent pas leurs gènes, elles risquent de perdre leur diversité génétique, déplore le vétérinaire. Or cette diversité est un moyen pour une population de s’adapter à des environnements changeants. Heureusement, on la retrouve chez les éléphants captifs et en continuant de les croiser, on pourra la maintenir. » Il laisse ainsi entendre que des femelles domestiques pourraient être relâchées pour maintenir la population sauvage. En attendant, dans ses congélateurs, il commence à constituer une banque génétique de tous les éléphants du pays. Ses travaux sont pour lui sa manière de préserver cet animal, patrimoine culturel de son pays.

Olivier Donnars le 14/12/2011