El Hierro, île 100% renouvelable

Dans quelques mois, El Hierro deviendra la première île au monde 100 % renouvelable. Ce territoire volcanique de l’archipel des Canaries a conçu une ingénieuse centrale électrique combinant énergie éolienne et hydroélectricité. Sa mise en service va bouleverser la vie de ses 11 000 habitants.

Par Raphaël Baldos, le 03/05/2013

Des alizés favorables à l'éolien

Tout s’est joué le 29 décembre 1996. Ce jour-là, les habitants d’El Hierro ont manifesté en masse contre le projet de construction d’une base de lancement de fusées. Madrid voulait transformer cette île volcanique des Canaries de 270 km2 en un champ de tir civil et militaire, quitte à évacuer une partie de la population. Face à la mobilisation populaire, le gouvernement central a renoncé à son entreprise. La communauté insulaire, elle, a choisi de prendre son destin en main. Sous la houlette de son président d’alors, l’ingénieur Tomas Padron, elle s’est dotée dès 1997 d’un « plan de développement durable » en trois volets : agriculture bio, écoconstruction, autosuffisance énergétique.

Seize ans plus tard, El Hierro touche au but. Sa nouvelle centrale électrique, en phase d’essai, doit entrer en service à l’automne 2013. Cette unité révolutionnaire, combinant hydroélectricité et énergie éolienne, va permettre aux 11.000 habitants de l’île de se passer des 40.000 barils de pétrole importés chaque année pour alimenter la centrale électrique au diesel et l’usine de dessalement d’eau de mer. Une économie de 2 millions d’euros, et 22.000 tonnes de CO2 en moins dans l’atmosphère. El Hierro, trop éloignée des côtes africaines pour être reliée au réseau électrique continental, va devenir la première île au monde à produire l’essentiel de sa consommation électrique.

Une « pile à eau » juchée en altitude

Du réservoir à la centrale hydroélectrique

Le principe de l’installation repose sur une station de transfert d’énergie par pompage-turbinage (STEP) connectée à cinq éoliennes d’une capacité totale de 11,5 MW. Lorsque les aérogénérateurs tournent, ils produisent l’électricité nécessaire à l’économie insulaire. Le surplus (19 %) des 46 GWh annuels sert au pompage de l’eau vers la STEP. Celle-ci, qui permet de gérer l’intermittence du vent, alimente une unité hydroélectrique de 11,3 MW, construite près du port principal, à flanc de montagne.

En effet, en périodes de vent faible, peu fréquentes à El Hierro, la STEP prend le relais : une partie de l’eau stockée dans le bassin supérieur, situé dans un cratère à 710 mètres d’altitude, est relâchée vers le bassin inférieur, construit au niveau de la mer. Guidée par une conduite dévalant les pentes dénudées de la montagne, l’eau fait tourner quatre turbines Pelton de 2,83 MW. Les 380.000 m3 d’eau stockée en altitude offrent une énergie disponible de 217 MWh, sans apport de l’éolien, soit deux jours d’autonomie complète pour l’île. Celle-ci sera ensuite portée à huit jours, grâce à l’augmentation de la taille du bassin supérieur. La centrale thermique, maintenue en veille, pourra redémarrer si l’absence de vent se prolonge au-delà.

« Un projet qui inclut l’énergie et l’eau »

Ce système de « pile à eau » pourrait intéresser les quelque 700 millions d’humains qui vivent sur une île dans le monde. En France, où fut créée en 1928 la première STEP, au lac Noir, dans les Vosges, on suit avec attention l’exemple espagnol. La Réunion ou la Corse pourraient s’en inspirer. À Okinawa, au Japon, une STEP à eau de mer est expérimentée depuis 1999. El Hierro a préféré utiliser de l’eau de mer dessalée par osmose inverse : en exerçant une pression sur un compartiment d’eau salée, on la force à traverser un filtre qui ne laisse passer que les molécules d’eau. « L’utilisation d’eau dessalée évite la corrosion des canalisations et son excédent peut servir à l’irrigation agricole et à l’approvisionnement du réseau d’eau potable », explique Juan Manuel Quintero, directeur délégué de Gorona del Viento, l’entreprise qui pilote le projet.

Véhicules électriques et stations « réversibles »

Une production de bananes tournée vers le "bio"

La centrale ne pourra cependant pas répondre au défi hydrique auquel l’île est soumise : l’essentiel de l’activité agricole se situe à l’opposé de la centrale, de l’autre côté des montagnes. Seul un tunnel, comme celui du « basculement des eaux » de la Réunion, pourrait acheminer l’eau de la centrale, située au sud, vers les bananeraies du nord de l’île. « Nous prévoyons néanmoins de créer un réseau d’irrigation à proximité de la centrale pour favoriser la création de potagers écologiques à Valverde, principale commune d’El Hierro, précise Juan Manuel Quintero. Les bénéfices liés à cette activité seront ensuite réinvestis dans l’agriculture ou le réseau d’eau potable, selon les arbitrages du Cabildo, le gouvernement local ». Ce dernier détient la majorité (60%) de Gorona del Viento, société d’économie mixte constituée avec le fournisseur national d’électricité électrique Endesa (30%) et l’Institut technologique des Canaries (10%). Les trois partenaires financent 62% du budget de 64 millions d’euros. Le ministère de l’Industrie boucle le tour de table. La première incitation financière, une enveloppe de 35 millions d’euros, a été votée en 2005 par le Congrès des députés de Madrid, après la visite sur l’île de l’ancien président du gouvernement, José Luis Zapatero. L’Union européenne a également contribué au financement du projet, via une allocation spéciale versée directement au ministère de l’Industrie.

Pour décarboner totalement son économie et atteindre son objectif de 100 % d’énergie d’origine renouvelable, El Hierro veut remplacer d’ici 2020 les quelque 6.400 véhicules de son parc automobile par des modèles électriques. Trois des 35 stations de recharge prévues ont déjà été construites. Elles sont utilisées depuis juin 2012 par des voitures de démonstration fournies par Renault, qui a signé avec le Cabildo et le producteur d’électricité Endesa un protocole d’accord. Endesa s’est engagé à étudier « le développement et la maintenance du réseau de recharge ». Renault a promis de « partager son expérience pour développer un système de recharge compatible avec ses modèles électriques ».

100 % de véhicules électriques

Selon les estimations, les nouveaux véhicules consommeront 8 GWh par an et éviteront l’émission de 5.000 tonnes de CO2. « Le transport électrique est une bonne solution à El Hierro, car l’île est petite et montagneuse, de sorte que sa topographie impose des déplacements courts et à faible vitesse, explique Alain Gioda, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Les voitures électriques, encore peu autonomes, mais dotées d’une bonne accélération au démarrage, y sont bien adaptées. Leur généralisation sera plus difficile sur le continent, où les déplacements peuvent être longs et rapides, notamment sur les autoroutes. »

Le système vehicule-to-grid (V2G), du véhicule au réseau, est envisagé pour assurer le stockage de l’électricité produite de manière intermittente par les énergies renouvelables : lorsque la production est excédentaire, l’énergie est stockée dans les batteries des voitures à l’arrêt, et disponible en cas de demande. Endesa a déjà installé ce système de station « réversible » à Malaga, en Andalousie, et s’apprête à en ouvrir une à El Hierro et une autre sur l’île de La Graciosa d’ici 2014.

Un futur renouvelable qui inspire l'étranger

Le méridien zéro, premier repère longitudinal

« Il y a un consensus politique local et national autour de ce projet unique, qui place El Hierro à la pointe des territoires insulaires appuyant leur développement sur les énergies renouvelables », assure Alpidio Armas Gonzales, président du Cabildo. Entrer dans une économie zéro carbone bouleversera cependant la vie des insulaires. « L’ensemble de notre économie s’articulera en fonction de la force du vent ; la journée de travail sera organisée selon les prévisions météo. On remplira les réservoirs lorsque les éoliennes tourneront, et l’on procèdera à l’irrigation agricole lorsque le vent faiblira », anticipe Juan Manuel Quintero.

Contrairement à l’île danoise de Samso, qui produit déjà une quantité d’électricité (100 % renouvelable) suffisante pour ses 4.400 habitants, El Hierro n’est pas connectée au réseau électrique continental. Elle devra donc gérer seule, grâce à sa STEP, l’intermittence de sa production d’énergie.

« L’énergie n’est pas un but en soi… »

La centrale hydroéolienne d’El Hierro est-elle reproductible ailleurs ? Oui, à condition de disposer d’un relief suffisamment élevé pour installer le bassin supérieur. Les îles volcaniques ou les territoires montagneux en bordure de mer pourraient accueillir une STEP. EDF pilote actuellement l’installation d’une STEP marine en Guadeloupe, sur un dénivelé de 50 mètres, offrant une capacité de 50 mégawatts. Un autre projet, moins avancé, est en cours à La Réunion. La mise en service de la centrale canarienne, d’ici à l’automne 2013, devrait lui donner un coup d’accélérateur.

Le plan de développement durable d’El Hierro suscite beaucoup d’intérêt. Lors de son dernier sommet à Malte, en septembre dernier, l’Agence internationale des énergies renouvelables (IRENA) a invité les responsables de Gorona del Viento à présenter leur stratégie. Invitation renouvelée, quelques jours plus tard, par le Congrès mondial de la nature de l’UICN réuni en Corée du Sud. « El Hierro, réserve de biosphère de l’Unesco depuis 2000, possède une démarche très intéressante, encouragée par l’Unesco. L’île s’est donné les moyens de remporter son défi d’autonomie énergétique », souligne Miguel Clüsener-Godt, responsable du réseau mondial de réserves de biosphère insulaires et côtières de l’Unesco.

En tournant le dos aux fusées, El Hierro s’est ouvert un futur renouvelable qui fait désormais figure de modèle.

Raphaël Baldos le 03/05/2013