Origines de l’homme : un nouveau scénario avec Lluc

L'annonce récente en Espagne de la découverte d'un primate fossile de 11,9 millions d'années, aux caractéristiques anatomiques très modernes, relance la question d'une origine uniquement africaine de la lignée des hominidés.

Par Pedro Lima, le 09/07/2009

À l'origine était l'Afrique

Portrait de Darwin

C'est Charles Darwin lui-même qui l'affirmait, dès 1871, dans son ouvrage consacré aux origines de l'homme, The Descent of Man : notre lignée est très vraisemblablement apparue en Afrique. Pour parvenir à cette conclusion hardie à une époque où les fossiles sont rarissimes et où l'on ne conçoit pas d'ancêtre possible ailleurs qu'en Europe, le naturaliste anglais se basait sur les ressemblances entre hommes, chimpanzés et gorilles, et sur le fait que ces deux dernières espèces sont exclusivement africaines. Une hypothèse en grande partie confirmée au début du XXIe siècle par la découverte en Afrique des plus anciens représentants de la lignée humaine : Sahelanthropus tchadensis (7 millions d'années) et Orrorin tugenensis (6 millions d'années). Pour autant, notre histoire évolutive a-t-elle été exclusivement africaine? Pas si sûr…

Un trublion venu d’Europe

Os de la face

Plusieurs fossiles plaident en effet pour un scénario plus complexe. Dernier en date de ces trublions : Anoiapithecus brevirostris, surnommé en catalan « Lluc » (Lux, « lumière » en latin) par ses découvreurs. Ce fossile, âgé de 11,9 millions d'années (période du Miocène moyen), a été exhumé en 2004 à proximité de Barcelone. La trouvaille vient à peine d'être annoncée* car les restes, essentiellement des os de la face et une mandibule, étaient enserrés dans une gangue minérale extrêmement résistante. Un long travail de préparation et de nettoyage a donc été nécessaire, mais le jeu en valait la chandelle. Comme l'explique Salvador Moyà-Solà, directeur de l'Institut catalan de paléontologie, « sa face, plate et courte, est d'apparence très moderne, avec un prognatisme réduit, ce qui nous a conduit à l'appeler "brevirostris". Elle ne se retrouve chez aucun grand singe fossile, européen ou africain, et n'est présente, à l'intérieur de la famille des hominidés, que dans le genre Homo. »

* S. Moyà-Solà et al, "A unique middle Miocene European hominoid and the origins of the great ape and human clade", Proceedings of the National Academy of Science, 16 juin 2009.

Un creuset méditerranéen de nos origines

« Lluc »

Même si Anoiapithecus brevirostris présente également des caractères plus primitifs, comme un émail dentaire épais et une mandibule robuste, la finesse de son visage pose la question suivante : ce singe catalan pourrait-il constituer un ancêtre direct de la lignée qui conduit aux hommes et aux chimpanzés? « Pas nécessairement, répond prudemment le chercheur espagnol, car il pourrait aussi s'agir d'un cas de convergence évolutive. » Entendez par là, l'apparition chez une espèce ancestrale d'un caractère (ici, la longueur de la face) qui naîtra bien plus tard chez les premiers Homo et ce, afin de s'adapter à une pression évolutive similaire, naturelle ou sexuelle. Pourtant, « Lluc » plaide bel et bien, selon ses découvreurs, pour une origine eurasiatique de nos ancêtres. Salvador Moyá-Solá détaille ce scénario : « À partir de formes très anciennes elles-mêmes en provenance d'Afrique, comme les Kenyapithecus qui évoluaient il y a 15 millions d'années, les singes se sont diversifiés en Europe et en Asie lors du Miocène. Jusqu'à ce que certains d'entre eux effectuent un retour en Afrique, pour s'y disperser et donner naissance aux premiers hominidés. »

Ajoutez à cela le fait que ce nouveau fossile arrive cinq ans à peine après la découverte sur le même site d’un autre primate, Pierolapithecus catalaunicus, encore plus ancien (13 millions d’années). « La Méditerranée constitue le creuset géographique de nos lointaines origines, là où sont apparus des singes qui fonderont ensuite la lignée des hominidés sur le continent africain », conclut le chercheur catalan. Méditerranée ou pas, ce scénario en forme de « Back to Africa » est soutenu par plusieurs arguments.

Une longue liste de primates eurasiatiques

El Hostalets, près de Barcelone

Tout d'abord, la balance fossile penche largement en faveur de l'Eurasie pour la période qui précède l'avènement des premiers hominidés, entre 8 et 15 millions d'années, au détriment de l'Afrique. Une quarantaine d'espèces ont en effet été décrites au cours du XXe siècle, de l'Espagne à la Turquie, en passant par la France, la Hongrie et la Géorgie… À comparer aux six localités africaines ayant livré des grands singes entre 5,5 et 10,5 millions d'années. Et ce, alors que le terrain africain est habituellement très riche en fossiles. Un hasard ? « On peut l'interpréter en disant qu'on ne les a pas encore trouvés, mais en l'état actuel de nos connaissances, l'hypothèse la plus solide est que les ancêtres des hominidés sont apparus en Eurasie », analyse David Begun, de l'université de Toronto, partisan déclaré de ce scénario.

« L'hypothèse Back to Africa est intéressante mais compliquée car "face plate” ne veut pas forcément dire Homo. »

Mais pour une majorité de spécialistes, l'Afrique fait toujours figure de favorite. « Nous avons découvert récemment un nouveau grand singe au Niger, ce qui constitue une première dans ce pays », argumente ainsi Martin Pickford, paléoanthropologue au Muséum national d'histoire naturelle de Paris, qui reste convaincu que la bipédie, attestée chez Orrorin tugenensis, a vu le jour en Afrique… « Même si je n'exclus pas entièrement le rôle de l'Europe du Sud dans son apparition, et donc dans le processus d'hominisation ».

Un chercheur d'ailleurs « impressionné » par la face du singe catalan, mais qui en tire une conclusion opposée à celle des découvreurs. S'il y a bien face courte, « cela nous oblige surtout à réviser un dogme de la discipline, selon lequel celle-ci serait synonyme d'hominisation. Ce n'est désormais plus le cas ».

Un scénario paléoclimatique cohérent

«Les grands singes n'ont pas toujours vécu qu'en Afrique…»

Autre point en faveur de l'hypothèse « Back to Africa » : elle est en accord avec le scénario paléoclimatique couramment admis. L'est de l'Afrique et l'Eurasie auraient été reliées il y a 16,5 millions d'années, ce qui aurait permis à des singes primitifs africains de migrer vers l'Eurasie. Là, ils auraient évolué vers de multiples formes, isolés de l'Afrique par une remontée du niveau des mers entre 13,5 et 9 millions d'années. Mais entre 9 et 6 millions d'années, à la fin du Miocène, l'apparition de climats tempérés en Europe aurait poussé certains de ces singes, adaptés au climat chaud et humide, à trouver de nouveau refuge en Afrique, toujours soumise à un climat tropical. Une migration permise par l'apparition de nouveaux ponts continentaux, à la faveur d'une baisse du niveau des océans…

Des primates en provenance d'Europe ont-ils joué un rôle dans notre histoire évolutive, à contre-courant des idées de Darwin et d'une majorité de paléoanthropologues ? Impossible pour l'instant de trancher. Mais à la lumière de découvertes comme celle de « Lluc », la question mérite certainement d'être réexaminée.

Pedro Lima le 09/07/2009