Catastrophe de Bhopal : vingt-cinq ans après...

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, dans l'usine Union Carbide de Bhopal, en Inde, une cuve de produits chimiques explose. Un nuage toxique s'en échappe et provoque la mort de 15 000 personnes. Vingt-cinq ans après ce qui est considéré comme l'une des plus grandes catastrophes industrielles de tous les temps, la dépollution du site est au point mort. Reportage édifiant.

Par Geneviève De Lacour, le 02/12/2009

L'accident

Dans une rue de Bhopal aujourd'hui

C'était il y exactement vingt-cinq ans, à Bhopal. Dans les «bastis», les bidonvilles collés à l'usine ultra-moderne d'Union Carbide, des milliers de personnes sont surprises dans leur sommeil par une étrange odeur. Elles suffoquent, leurs yeux, leur gorge commencent à brûler, certaines perdent connaissance… Une cuve d'isocyanate de méthyle (MIC) vient d'exploser laissant s'échapper 40 tonnes d'un gaz très toxique. Le nombre de morts demeure incertain mais les ONG locales parlent de 8 000 morts dans les premiers jours. Un an après, le bilan s'est encore alourdi. Au total, la catastrophe aurait entraîné la mort de 15 000 personnes et 200 000 en auraient gardé des séquelles.

“Les personnes contaminées étaient considérées comme des Intouchables.“
Rashida Bee, fondatrice de l'ONG Chingari Trust

Vingt ans après, Ingrid Eckerman, médecin suédois et auteur de l'ouvrage The Bhopal Saga établit un bilan complet des conséquences de la catastrophe sur la santé des « gas affected people », ces personnes contaminées par le gaz. Problèmes ophtalmologiques, troubles respiratoires chroniques, troubles neurologiques, troubles gynécologiques, augmentation du nombre des cancers... la liste des maladies provoquées par l'inhalation de ce gaz – dont la composition exacte reste encore inconnue à ce jour – est longue.

Aujourd'hui les personnes contaminées ne reçoivent aucune attention particulière

Dans les années qui suivirent la catastrophe, le pourcentage de mort-nés aurait augmenté de 300%. Et de nombreuses femmes enceintes au moment de la catastrophe auraient donné naissance à des enfants souffrant de troubles psychomoteurs. Sans pour autant qu'une étude épidémiologique rigoureuse n'ait permis de quantifier précisément ces phénomènes.

L'origine de la catastrophe

À la fin des années 1970, l'industriel américain de la chimie, Union Carbide, décide d'installer en Inde une usine ultra-sophistiquée pour fabriquer des pesticides. À l'époque, l'Inde a entamé sa « révolution verte » et, entre 1966 et 1971, a multiplié par trois sa consommation d'engrais.

La production du Sevin (nom commercial du carbaryl), un pesticide permettant d'éliminer un large spectre de parasites, débute le 4 mai 1980. Pour le fabriquer, Union Carbide utilise de l'isocyanate de méthyle (MIC). Or, le MIC est un produit particulièrement instable qui réagit avec l'eau en produisant de la chaleur. Importé des États-Unis, il doit être maintenu en permanence à une température proche de 0°C, ce qui est loin d'être évident dans un pays tel que l'Inde.

Fin 1984, l'usine marche au ralenti. Le Sevin ne fait pas recette auprès des paysans indiens et la production a du mal à s'écouler. Aux États-Unis, les responsables d'Union Carbide réclament des réductions budgétaires. Le directeur de l'usine de Bhopal réduit alors le personnel et réalise des économies sur la maintenance des installations.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, de l'eau s'infiltre dans la cuve n°610 qui contient du MIC. Le produit réagit immédiatement, la température augmente pour atteindre 200°C. La cuve monte en pression, jusqu'à l'explosion.

Un site toujours pollué

Aujourd'hui, derrière un mur troué comme une passoire, l'usine est encore bien visible. Sur le terrain vague envahi par les herbes, une vache broute tranquillement. Quelques chèvres se sont faufilées par l'un des trous du mur. Un homme ramasse de la terre pour construire sa maison. Et l'unité de production, avec son enchevêtrement de tuyaux rouillés, dresse toujours ses cheminées vers le ciel. Près des bidonvilles, des enfants jouent au cricket. Dans cette partie du site où les barbelés ont totalement disparu, une vieille femme fait sécher des bouses de vache à même le sol. Pour les visiteurs étrangers, il est impossible de rentrer sur le site sans une autorisation préalable. Mais aucun garde ne vient déranger les riverains…

En 25 ans, de gros efforts ont été faits...Babulal Gaur (State Bhopal Gas Tragedy Relief and Rehabilitation Minister)

Depuis vingt-cinq ans, le site est resté en l'état. Aucun bâtiment n'a été démoli. À peine si les cuves d'isocyanate de méthyle (MIC) ont été purgées. Dans la salle de contrôle, le large tableau de commandement avec ses multiples câbles électriques a été pillé.

En revanche, dans le laboratoire, toutes les bouteilles de produits chimiques sont intactes. Selon un rapport de Greenpeace publié en 2002, douze espaces de stockage de pesticides sont encore présents sur le site, tous ou presque contenant du Sevin et de l'hexachlorohexane (HCH). Si le Sevin est un pesticide qui se dégrade au bout de quelques années, le HCH est un produit toxique qui persiste beaucoup plus longtemps dans l'environnement. « Un des hangars renfermerait plus de 100 tonnes de produits chimiques, des sacs éventrés. Certains de ces sacs seraient enterrés. Aucun doute, le site demeure contaminé par des polluants à la fois organiques et inorganiques : pesticides, HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), métaux lourds », précise le rapport de Greenpeace.

Avec quelles répercussions ?

Distribution d'eau dans le quartier de Jay Prakash Nagar

Si la pollution reste cantonnée au site, elle s'infiltre également dans la nappe phréatique. Tous ces déchets stockés ou enterrés sur le site ont, au fil du temps, contaminé la nappe phréatique située à quelques mètres de profondeur. Dans les quartiers pauvres de Jay Prakash Nagar, Atul Ayab Nagar, Blue Moon Colony, coincés entre la voie de chemin de fer et l'ancienne usine, les habitants n'ont pas accès à l'eau courante. Jusqu'au début des années 2000, ces populations s'approvisionnaient aux pompes communes, celles qui puisent l'eau de la nappe, c'est-à-dire la même que celle du site. D'après l'ICJB (International Campaign for Justice in Bhopal), un regroupement d'ONG, 25 000 personnes ont régulièrement bu de l'eau contaminée depuis la catastrophe.

Satinath Sarangi, responsable de la clinique Sambhavna

Les dernières analyses réalisées par le laboratoire de recherche de Greenpeace ont détecté en novembre 2004 la présence de solvants chlorés – notamment du chloroforme et du tétrachlorométhane – dans des proportions largement supérieures aux valeurs limites de l'OMS (500 fois plus pour le tétrachlorométhane). Mais, à ce jour, aucune étude hydrogéologique n'a permis de déterminer le degré de contamination de la nappe phréatique, ni l'extension de la pollution.

Depuis 2001, le gouvernement du Madhya Pradesh a commencé à raccorder ces quartiers au réseau d'eau potable. Un raccordement qui se fait progressivement. Des cuves provisoires ont donc été installées. Mais ces cuves n'étant pas régulièrement remplies, les riverains continuent à boire de l'eau contaminée. Résultat : même ceux qui se sont installés après l'explosion sont affectés par la pollution restante.

Une dépollution qui se fait attendre

Depuis vingt-cinq ans, aucune dépollution du site n'a été entreprise. Interrogé sur le degré de pollution du site et sur son devenir, Tomm Sprick, directeur du centre d'information d'Union Carbide, racheté depuis par Dow Chemical, répond : «Union Carbide n'a pas une connaissance directe du type de produits chimiques encore présents sur le site, si jamais il en reste. Union Carbide ne connaît pas non plus le degré de pollution de la nappe phréatique, ni même si ces produits chimiques ont un réel impact.»

Des milliers de personnes habitent toujours sur le site non dépollué de Bhopal

En 2004, année du vingtième anniversaire de la catastrophe, le gouvernement du Madhya Pradesh, qui est maintenant propriétaire du site, a annoncé le début de la dépollution avec l'évacuation de 40 tonnes de sacs de pesticides. Mais cinq ans après, les travaux n'ont toujours pas commencé. En décembre 2008, la Haute Cour de justice du Madhya Pradesh ordonne l'évacuation de ces déchets vers une décharge du district de Dhar ainsi que l'incinération dans l'État du Gujarat de 350 tonnes de terres polluées. Les ONG locales luttent contre cette décision. «Déplacer la pollution ne règle pas le problème. Nous voulons obtenir des garanties que d'autres n'aient pas à subir ce que les Bhopalis ont subi», déclare Satinath Sarangi… En janvier 2009, Babulal Gaur, premier ministre du Madhya Pradesh, réclame auprès du gouvernement central, de nouvelles subventions pour l'indemnisation des victimes. Mais il ne parle plus de travaux de dépollution. Selon lui, « toute la pollution s'est dégradée, il n'y a plus de pollution sur le site. De toute façon, les produits ne peuvent pas être plus toxiques aujourd'hui qu'ils ne l'étaient auparavant.»

Vingt-cinq ans après la catastrophe, Union Carbide et maintenant Dow Chemical, l'État du Madhya Pradesh et le gouvernement central continuent à se renvoyer la balle. Personne n'évoque une dépollution totale, c'est-à-dire l'évacuation des déchets mais aussi le traitement du sol et de la nappe phréatique. Seule l'évacuation des sacs de pesticides est évoquée sans être encore réalisée. En attendant, des milliers d'habitants de Bhopal continuent à vivre dans le même environnement pollué.

Geneviève De Lacour le 02/12/2009