Les Serious Games ont le vent en poupe

Il y a seulement deux ans, ils n'étaient qu'une poignée en France à s'y intéresser. Aujourd'hui, le serious game, le jeu vidéo "sérieux", semble devenir un outil incontournable de communication et de formation. 20 millions d'euros ont été débloqués par le gouvernement pour aider 48 projets.

Par Paloma Bertrand, le 28/04/2010

Les atouts du jeu vidéo

Longtemps perçu comme un défouloir pour adolescents, le jeu vidéo connaît depuis 2002 un regain d'intérêt avec l'apparition des serious games. Un terme inventé par les Américains pour qualifier une catégorie de jeux vidéos dont la vocation première est de transmettre un contenu, de servir un apprentissage, de développer une compétence. Pourquoi en effet ne pas utiliser le jeu vidéo pour former le personnel d'une entreprise, pour simuler des situations exceptionnelles ou difficiles à mettre en scène, pour informer, recruter, sensibiliser à une cause…

Pour cela, le jeu vidéo a plus d'un atout en poche. Il sollicite chez le joueur des capacités recherchées dans le monde de l'entreprise : la mise en place d'une stratégie, la prise de décision et la prise de risque, la rapidité. Il permet de recréer des environnements proches du réel, de concevoir des scénarios complexes, de placer les joueurs dans des jeux de rôle ou des jeux de collaboration, de susciter chez eux de l'émotion. Et les parties peuvent être rejouées et évaluées.

Les pionniers

Jouer pour apprendre est une idée ancienne et les concepteurs de jeux affirment même que le jeu est, par nature, éducatif. Les premiers didacticiels ludoéducatifs des années 80 et 90 pourraient donc être considérés déjà comme des serious games. Sans remonter à la « préhistoire » du jeu numérique, les spécialistes s'accordent à considérer America's Army comme le premier serious game de l'histoire. Créé en 2002 par l'armée américaine et distribué gratuitement sur Internet, ce serious game a été téléchargé depuis par des dizaines de milliers de personnes. Tirs, entraînement militaire, missions de combat, le « scénario » reste classique pour un jeu vidéo, mais des militaires professionnels peuvent conseiller les joueurs, et les meilleurs sont ensuite sollicités par mail pour rejoindre les rangs des marines.

Les institutions gouvernementales ou internationales, le secteur de la santé et les associations militantes ont alors commencé à s'approprier cet outil expérimenté avec succès par les militaires, pour communiquer, persuader, éduquer et éventuellement pour proposer d'agir.

Quelques « serious games » célèbres

Darfur is dying

Parmi les réalisations marquantes, quelques unes sont régulièrement citées par les spécialistes. L'ONU et le programme alimentaire mondial ont développé Food Force, un jeu où il faut acheminer de l'aide alimentaire d'urgence à une population victime d'un conflit armé. Darfur is dying a été conçu par deux étudiants pour attirer l'attention sur la vie des réfugiés du Soudan et inviter les joueurs à se manifester par mail auprès de Georges Bush, alors président des Etats-Unis, et même à se rassembler devant la Maison Blanche.

Quant à Pulse, le plus cher des serious games développé à ce jour (son développement a coûté 14 millions de dollars), il est aujourd'hui utilisé par six universités américaines pour valider la formation des étudiants en médecine et réactualiser leurs compétences. L'action se situe dans un service d'urgence et le joueur doit prendre en charge le malade depuis son arrivée (le dialogue avec le patient est la première étape) jusqu'aux traitements à administrer, en prenant en considération toutes sortes de données comme la gestion du matériel et des infirmiers, la couverture médicale dont dispose le malade, etc.

Le serious game trouve aussi des applications dans le champ de la recherche en sciences sociales ou fondamentales en sollicitant l'intelligence collective des internautes pour résoudre ou apporter des solutions inattendues à des problèmes complexes. (voir Foldit* ou Evoke).

Le jeu vidéo en quête de respectabilité

Pour Julian Alvarez, docteur en sciences de l'information et de la communication et auteur d'une thèse sur le serious game, « les Américains ont eu recours à ce terme de serious game pour apporter de la crédibilité à un média perçu outre-Atlantique uniquement comme un divertissement pour enfants et adolescents. Une distinction à laquelle les Japonais n'ont jamais eu besoin de faire appel ; le jeu vidéo fait partie de leur culture et s'y adonner n'est pas mal vu. Bien au contraire, toutes les générations le pratiquent. La situation française est différente et paradoxale. Alors que dans les années 90, la France a soutenu le développement des cédéroms culturels et éducatifs, elle ne s'est jamais vraiment engagée dans le jeu vidéo qui pèse pourtant plus de 30 milliards de dollars sur le marché mondial. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, vient de faire quelques annonces en faveur du jeu vidéo. Mais encore récemment, le Sénat a bloqué un dispositif d'aide à l'industrie du jeu vidéo. Pour la plupart des édiles, le jeu vidéo, ce n'est pas sérieux. Mais cette position commence à évoluer quand on parle de serious game ».

Premiers frémissements français

La preuve, Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État à la prospective et au développement de l'économie numérique, a lancé en 2009 un appel à projets exclusivement consacré aux serious games, doté d'un budget de 20 millions d'euros. « Sur 168 projets déposés, 48 ont été aidés et les premiers résultats de ce travail devraient voir le jour d'ici un an », déclare Jean Menu, directeur de projet jeux vidéo à Universcience, un des premiers à avoir cru en cette nouvelle race de jeux vidéo. « Une dotation qui permet à plus de 250 sociétés et laboratoires de recherche d'investir du temps et de l'intelligence sur ce microsegment du jeu vidéo. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une réelle politique publique en la matière, cette dotation apporte une légitimité dont les entreprises avaient besoin et elle devrait participer à la construction d'un premier tissu économique. Car, à la différence des jeux vidéos AAA (prononcer « triple A ») comme World of Warcraft qui nécessitent des centaines de personnes intégrées à des studios de production, la conception d'un serious game est à la mesure de PME-PMI plus modestes et les budgets de création avoisinent les 20 000 ou 30 000 euros. »

La moitié des entreprises du CAC 40 s'intéressent ou ont déjà fait appel à des serious games, et des pôles de compétitivité se sont créés dans le Nord-Pas de Calais et en région Rhône-Alpes, par exemple. En France, la ville de Nantes a créé Secret happy night dans le cadre d'une campagne de sensibilisation à la surconsommation d'alcool chez les jeunes, et Renault a été récompensé en février dernier salon « Imagina » pour son jeu Renault Academy destiné à former ses vendeurs. 

Il n'en reste pas moins que la France accuse déjà un certain retard par rapport à certains de ses voisins européens comme l'Angleterre qui a créé depuis 2002 un Serious Games Institute.

Une nouvelle génération au pouvoir

Si le jeu vidéo acquiert une nouvelle respectabilité, c'est peut-être aussi parce qu'une nouvelle génération accède à des postes de responsabilité. L'âge moyen des joueurs en France serait actuellement de 33 ans et ces trentenaires ont, dès leur plus jeune âge, goûté au plaisir du jeu vidéo via les gameboys, playstations et autres wii. Ils constituent un vivier d'avenir de joueurs mais aussi de commanditaires de serious games.

Un marché prometteur

Quant aux secteurs d'activité susceptibles d'être tentés par ce nouvel outil, tous peuvent être concernés : la santé, l'industrie, la vente, la défense, les institutions publiques, la formation professionnelle, etc. Le marché semble donc prometteur d'autant, qu'en France comme ailleurs, les joueurs se multiplient. Le jeu vidéo n'est plus réservé à quelques « hardcore gamers », classiquement plutôt adolescents et masculins, mais la porte est désormais ouverte aux pratiques des « casuals gamers », c'est-à-dire des personnes qui n'hésitent pas à passer un moment de leur journée sur une partie de bridge, à entretenir quotidiennement leur ferme virtuelle sur Facebook ou à participer au programme d'entraînement cérébral du Dr Kawashima. Parmi ces joueurs, on note de plus en plus de femmes et de retraités.

« Serious or not serious », là n’est pas la question…

Super Mario

Autant d'indicateurs qui laissent entrevoir un bel avenir au jeu vidéo qu'il soit « serious » ou pas. Pour les spécialistes, cette dichotomie devrait disparaître à terme, le temps pour le jeu vidéo de se débarrasser de son image de divertissement pour ados ou « adulescents » (adultes trentenaires qui cultivent un retour excessif à l'enfance, nous dit la définition).

Car le jeu vidéo, même quand il n'est pas étiquetté « serious », participerait par exemple au développement de certaines capacités motrices. Selon une étude de 2004 menée au centre médical de Beth Israël à New York, « les chirurgiens qui jouent à des jeux vidéos plus de trois heures par semaine commettent 37% moins d'erreurs dans la salle d'opération que ceux qui ne jouent pas. Il sont 27 fois plus rapides en coelioscopie et sont capables de suturer 33% plus vite. » Comme quoi, jouer, c'est aussi bon pour la santé... des patients.

Paloma Bertrand le 28/04/2010