La revanche génétique de Neandertal

La première comparaison d'un génome néandertalien avec celui de cinq hommes actuels montre que les deux populations se sont mélangées par le passé. Une découverte qui contredit les résultats précédents et éclaire le scénario de nos origines… Tout en identifiant certains gènes qui auraient permis à Homo sapiens de survivre.

Par Pedro Lima, le 31/05/2010

Un peu de Neandertal en nous

Svante Pääbo, directeur du laboratoire de génétique évolutive de l'Institut Max-Planck à Leipzig (Allemagne), coordonne le Projet « Génome de Neandertal ».

« La première comparaison de nos deux génomes montre que, contrairement à ce que pensaient de nombreux chercheurs, des Néandertaliens et des hommes modernes se sont mélangés par le passé. Certains d'entre nous portent donc, dans leurs gènes, un peu de Neandertal… » Ces quelques mots, prononcés le 7 mai dernier par Svante Pääbo, directeur du laboratoire de génétique évolutive de l'Institut Max-Planck à Leipzig (Allemagne), en marge de la publication d'un important article à la une de Science (1), constituent une énorme surprise. Car la paléogénomique, science qui prétend écrire le scénario des origines de l'homme en lisant dans les gènes n'avait pas été tendre pour Neandertal, espèce apparue il y a 500 000 ans en Eurasie avant de disparaître il y a 28 000 ans.

La disgrâce date précisément du 11 juillet 1997, jour de la publication dans Cell (2) d'un article de Svante Pääbo, déjà lui. En extrayant, pour la première fois, de courts fragments d'ADN mitochondrial d'un fossile néandertalien et en les comparant à ceux d'hommes actuels, les chercheurs avaient rendu leur verdict, implacable : l'homme de Neandertal n'a pas contribué à notre patrimoine génétique et constitue une espèce distincte de la nôtre, sans métissage possible. Un verdict confirmé depuis, lors d'analyses plus poussées de ce même ADN mitochondrial ; puis, à partir de 2006, par les premiers travaux portant sur de courtes séquences d'ADN fossile issu du noyau des cellules, donc porteur de beaucoup plus d'informations génétiques.

DOI: 10.1126/science.118802, 7 mai 2010. (2) « Neandertal DNA Sequences and the Origin of Modern Humans », Cell, Volume 90, Issue 1, 19-30, 11 juillet 1997.

4 milliards de bases dans 400 milligrammes d’os

Les membres du projet « Génome de Neandertal » de l'Institut Max-Planck à Leipzig.

Pour avancer aujourd'hui une conclusion aussi diamétralement opposée, Pääbo et ses collègues ont donc pris toutes leurs précautions. L'article est ainsi cosigné par 56 scientifiques, soit toute l'équipe de l'ambitieux Neandertal Genome Project, porté par l'Institut Max-Planck et financé à hauteur d'un million d'euros par an.

400 mg de poudre d’os, extraits de trois fossiles néandertaliens découverts dans la grotte de Vindija (Croatie) ont livré les 4 milliards de paires de bases…

Objectif, fixé en juillet 2006 : séquencer l'intégralité de l'ADN d'Homo neanderthalensis. Mission en partie accomplie aujourd'hui, avec quatre milliards de paires de bases d'ADN lues, dont un grand nombre l'a été plusieurs fois… Soit, au bout du compte, 65% de la séquence totale, qui est de 3 milliards de bases environ, comme chez l'homme actuel.

Plus étonnant encore : cette masse d'information extraordinaire a été extraite de… 400 milligrammes à peine de poudre d'os ! Une poudre prélevée sur trois fossiles de femmes néandertaliennes qui vivaient il y a environ 40 000 ans, et exhumées dans la grotte de Vindija, au centre de la Croatie. Pour parvenir à leurs fins, les paléogénéticiens ont déjoué de nombreux obstacles. L'ADN est en effet une molécule très fragile, dont la moitié des copies a déjà disparu une heure après la mort de l'organisme. Il n'en reste donc que d'infimes traces après 40 000 ans. Pis : dès le décès, l'os est envahi de microbes et bactéries, dont l'ADN fourmille encore dans les tissus fossiles : 99% des séquences retrouvées par les chercheurs ! Sans parler de la contamination par de l'ADN humain contemporain, qui risque à tout moment de fausser les résultats.

Éviter tout risque de contamination...

Pour éviter cet écueil, Johannes Krause, en charge de l'extraction de la poudre d'os, travaille dans une salle blanche, étanche à toute contamination extérieure, comme celles employées dans l'industrie nucléaire. Mieux : chaque fragment d'ADN fossile est accolé à une courte séquence d'ADN synthétique : « Cette étiquette nous permet d'être sûrs, lorsque nous réalisons ensuite le séquençage, qu'il s'agit bien d'ADN issu de l'ossement et pas introduit dans l'échantillon à un stade ultérieur de la manipulation. »

Enfin, pour pouvoir distinguer l'ADN de Neandertal dans la soupe de gènes microbiens extraite de la poudre d'os, les chercheurs ont fait appel à une dernière astuce : « Nous avons mis nos échantillons en présence d'enzymes qui s'attaquent spécifiquement à l'ADN des micro-organismes, augmentant ainsi grandement la proportion de fragments d'ADN humain. »

Un taux de ressemblance de 1 à 4%

Une fois obtenue cette séquence d'ADN fossile, l'équipe de Pääbo s'attache alors à la comparer à une séquence d'homme actuel… Ou plutôt, aux séquences de cinq Homo sapiens issus de régions différentes : un San d'Afrique du Sud, un Yoruba d'Afrique de l'Ouest, un Papou de Nouvelle-Guinée, un Han chinois… et un Français d'Europe de l'Ouest.

La grotte de Vindija, en Croatie, où ont été découverts les fossiles ayant fourni le matériel génétique à l’origine du séquençage du génome de Neandertal.

Le résultat de l'analyse, qui apparaît sur les écrans de l'Institut Max-Planck tout au long de l'année 2009, laisse les chercheurs pantois : entre 1 et 4% des fragments de l'ADN de Neandertal se retrouvent à l'identique chez le Papou, le Chinois et le Français, mais pas chez les deux Africains.

La conclusion est double : Neandertal a bien contribué au patrimoine génétique de l'espèce humaine actuelle, contrairement à ce qui était admis jusqu'à présent. Le scénario de cette rencontre est également dévoilé par les gènes : le métissage a dû se dérouler après la sortie d'Afrique des premiers Homo sapiens puisque les deux Africains contemporains, descendants de Sapiens n'ayant pas migré, ne portent pas de fragments néandertaliens dans leurs gènes. Un métissage qui se serait déroulé entre 50 000 et 100 000 ans au Proche-Orient, passage obligé des premiers hommes modernes lors de leur sortie d'Afrique. Les fouilles réalisées dans cette région ont en effet montré que Néandertaliens et Sapiens y ont cohabité durant cette période, au point peut-être d'y avoir échangé des partenaires…

Vers une redéfinition de l'espèce ?

En attendant, les résultats obtenus remettent déjà en cause bien des certitudes. En premier lieu, le statut de Neandertal en tant qu'espèce distincte de la nôtre, question qui taraude les paléoanthropologues depuis la découverte du premier fossile néandertalien, en 1856 dans la vallée allemande qui lui a donné son nom. Or, selon la définition admise de l'espèce, elle regroupe des individus capables de se reproduire entre eux en engendrant une descendance fertile.

Conséquence de l'étude de Svante Pääbo et ses collègues : Neandertal fait partie de notre espèce, Homo sapiens. « Cela démontre surtout la contradiction entre l'évolution darwinienne, qui met en jeu des populations biologiquement proches se mélangeant librement dans la nature, et le concept d'espèce hérité de Carl von Linné, qui enferme les êtres vivants dans des compartiments hermétiques. Ce concept-là ne tient plus », analyse João Zilhão.

Un apport génétique sous-estimé

La communauté scientifique est dans l'ensemble convaincue. « C'est un véritable exploit, confirme Silvana Condemi, paléoanthropologue à l'Unité marseillaise d'Anthropologie bioculturelle (CNRS, EFS, et université de la Méditerranée). Dix ans à peine sont passés depuis le séquençage de l'ADN humain, suivi de celui du chimpanzé. Obtenir aujourd'hui 60% de la séquence de Neandertal, c'est extraordinaire. Quant à l'effort de le comparer à cinq séquences humaines actuelles, c'est remarquable ! »

Un bémol toutefois. « Les fragments analysés, composés de quelques dizaines de bases, sont un peu courts car, pour comparer des génomes, des séquences de plusieurs centaines de bases sont habituellement requises », remarque Évelyne Heyer, professeure en anthropologie génétique au Muséum national d'histoire naturelle. Par ailleurs, la séquence de Vindija n'a été “lue” que 1,3 fois, alors que 30 lectures sont nécessaires pour obtenir une séquence “propre”, c'est-à-dire parfaitement déterminée. »

La majorité de l’ADN obtenu provient de ces trois fossiles découverts dans la grotte de Vindija, venant de femmes néandertaliennes qui vivaient entre 38 000 et 44 000 ans avant notre ère.

Si la séquence néandertalienne demande donc à être encore affinée, son étude éclaire déjà un point crucial de l'évolution humaine. Ce résultat confirme en effet un scénario de nos origines appelé « Out-of-Africa avec mélange », selon lequel les Sapiens partis d'Afrique sont entrés en contact génétique et culturel avec Neandertal, avant d'essaimer en Eurasie. « Tant mieux si les généticiens arrivent aujourd'hui à la même conclusion, acquise depuis vingt ans en étudiant l'outillage des deux populations, très semblable, et des squelettes présentant des caractères anatomiques mélangés, comme ceux de Lagar Velho, au Portugal, ou Oase en Roumanie », souligne avec malice João Zilhão, paléoanthropologue à l'université de Bristol.

Ce chercheur considère d'ailleurs, comme d'autres spécialistes, que l'apport des Néandertaliens est encore sous-estimé : « Si on retrouve aujourd'hui 1 à 4% de fragments néandertaliens en nous, cette contribution a dû être beaucoup plus importante au moment du contact, du fait du temps écoulé depuis, et de l'évolution de notre génome. Le seul moyen d'évaluer cet apport serait de comparer le paléogénome de Neandertal à celui d'Homo sapiens datant de 50 000 ans ». Problème : on ne dispose pas encore d'ADN fossile pour des hommes modernes de cette période, car leurs squelettes proviennent pour l'essentiel de régions chaudes, défavorables à la conservation de l'ADN, contrairement aux sites néandertaliens, généralement plus froids.

Les messages cachés des gènes néandertaliens

Comment avez-vous mis en évidence différents groupes géographiques chez Neandertal à partir de l’étude de leur ADN ?

Ce résultat n'est que le dernier en date d'une science à peine trentenaire, la paléogénomique, qui s'ouvre enfin à la pluridisciplinarité : « On est passé d'un stade de relative méfiance, où les paléoanthropologues voyaient d'un mauvais œil ces généticiens qui semblaient passer outre les fossiles, à une réelle collaboration, témoigne Silvana Condemi. Aujourd'hui, les paléogénomistes se tournent vers nous et notre connaissance du terrain, pour poser les bonnes questions scientifiques. » Et ça marche !

Anna Degioanni : Quels sont les principaux résultats de cette étude ?

Ainsi, les généticiens ont pu établir, en mesurant les différences entre nos deux génomes, que la séparation des lignées Neandertal et Sapiens remontait à plus de 400 000 ans, résultat qui confirme les données paléoanthropologiques. Récemment, l'équipe de Silvana Condemi a également étudié la diversité génétique chez les Néandertaliens, montrant qu'ils se répartissaient en trois groupes régionaux à l'intérieur de l'Eurasie (3). Autre apport majeur, la découverte de quatre gènes néandertaliens, dont un impliqué dans les processus de langage et partagé avec Homo sapiens (FOXP2), et un autre impliqué dans la pigmentation (MC1R), qui laisse penser que de nombreux Néandertaliens étaient roux et clairs de peau…

Dernière découverte en date, celle très récente du gène néandertalien de la microcéphaline (MCPH1), extrait d'un fossile du site italien de Monti Lessini (4). Conclusion des chercheurs : l'homme moderne n'aurait pas hérité de ce gène, impliqué dans la régulation de la taille du cerveau lors de la croissance de Neandertal.

Les Néandertaliens ne constituaient pas une population homogène.

(3) « Genetic Evidences of Geographical Groups among Neanderthals », PlosOne, 15 avril 2009 (4) « The Microcephalin Ancestral Allele in a Neanderthal Individual », PlosOne, 14 mai 2010.

Une sélection positive à l’œuvre chez Sapiens ?

Les fragments d’ADN néandertalien en cours d’analyse dans un « séquenceur 454 » de la firme Roche.

En fait, c'est cette comparaison « gène à gène » qui ouvre désormais le plus de perspectives. Intérêt : mieux connaître Neandertal d'une part, mais aussi révéler, en creux, les secrets de notre succès évolutif. Comment ? En identifiant des gènes ayant fortement muté depuis l'époque du métissage, et dont les chercheurs du Neandertal Genome Project pensent qu'ils ont conféré à l'homme moderne les armes biologiques et cognitives lui permettant de survivre, alors que Neandertal disparaissait.

L'étude de Science pointe ainsi 15 régions du génome, comprenant entre un et douze gènes « sélectionnés positivement ». Ainsi, le gène THADA, impliqué dans le métabolisme des cellules, qui aurait donné à l'homme moderne un supplément d'énergie. Ou encore RUNX2, jouant un rôle dans la formation et la suture des os, qui aurait donné à l'homme moderne la forme du crâne ou les dimensions du thorax… Des résultats jugés à la fois « rigoureux et astucieux » par le généticien Bertrand Jordan, même si leur interprétation n'est pas unanimement partagée. Avons-nous survécu uniquement grâce à la « sélection positive » de certains de nos gènes ? Oui, si l'on admet, avec Svante Pääbo et ses collègues, une vision omnipotente du gène, capable à lui seul de modeler les contours d'une espèce. Mais une autre vision, remettant en cause notre statut d'espèce à part, est possible : nous descendrions de Néandertaliens croisés avec des hommes venus d'Afrique, et la richesse de cet échange, parmi d'autres encore, a conduit à l'humanité actuelle.

Pedro Lima le 31/05/2010