Les lois du code génétique violées : et maintenant ?

Pour la première fois, des chercheurs japonais ont réussi à créer de nouvelles bactéries jusqu'alors inconnues sur notre planète. Comment ? En modifiant leur ADN. Véritable avancée scientifique ou bricolage de démiurges ?

Par Jérôme Lemarié, le 29/07/2002

Une nouvelle écriture du code génétique universel !

Appariement des nouvelles bases S et Y

Élargir le code génétique* universel des êtres vivants pour créer de nouvelles protéines mieux adaptées aux besoins de l’industrie et de la recherche médicale, tel est l’objectif de cette équipe de biologistes et de chimistes japonais de l’Université de Tokyo, dirigée par Shigeyuki Yokoyama.

Ces chercheurs ont réussi à modifier la structure de l’ADN (Acide désoxyribonucléique) de la bactérie Escherichia coli et à lui faire produire une protéine jusqu’ici inconnue dans la nature. Ils ont ainsi créé une bactérie dont le patrimoine génétique ne correspond plus à celui de tous les autres êtres vivants !

Un « bricolage » qui n’a pas manqué de susciter les plus vives critiques au Japon…

Ces chercheurs sont-ils allés trop loin ?

Si les perspectives d’applications industrielles et médicales semblent prometteuses, les résultats de cette équipe soulèvent tout de même un problème d’ordre éthique : a-t-on le droit de modifier le patrimoine génétique universel et jusqu’ici inviolé pour créer de nouveaux êtres vivants ?

La presse japonaise, qui s’est emparée du sujet, montre du doigt ces scientifiques, aussitôt qualifiés de démiurges. Et en France ? Cela n’a suscité aucune émotion chez le généticien André Boué, membre pendant dix-sept ans du Comité consultatif national d’éthique français, qui ne voit dans ces travaux ni problème éthique ni même un réel intérêt scientifique : « C’est du bricolage ce qu’ils ont fait. Je ne suis même pas sûr que ce soit utile » !

Denis Pompon, directeur de recherche au CNRS, Centre de génétique moléculaire de Gif-sur-Yvette

 


Ce genre de manipulations risque-t-il de créer des organismes aux propriétés dangereuses ?

Une révolution dans le domaine de la génétique ?

Les chercheurs japonais ont introduit deux nouvelles bases, S et Y, dans l’ADN, fabriquant ainsi un ADN artificiel composé de six bases au lieu des quatre habituelles (A, T, G, C).

Mais l’idée d’élargir le code génétique n’est pas neuve. Le scientifique américain Alexander Rich du Massachusetts Institute of Technology avait déjà exploré cette voie dès 1961. Incorporer un acide aminé artificiel à une protéine, l’équipe de Peter G. Schultz du Scripps Research Institute de La Jolla (Californie) d’une part et la société française Evologic d’autre part, l’ont réalisé avec succès en 2001 chez la bactérie par deux méthodes différentes. En fait, selon Ichiro Hirao, qui a mené ces travaux, le succès de son équipe réside « dans l’incorporation d’un acide aminé artificiel à une protéine grâce aux systèmes naturels de transcription** et de traduction***. »

Ce que confirme Volker Döring, directeur de la recherche d'Evologic : « Ils ont mis en évidence les enzymes capables d’utiliser l’ADN artificiel comme matrice pour la transcription puis la traduction en protéine ». En effet, la machinerie moléculaire en charge de la fabrication des protéines est constituée d’un panel d’enzymes spécialisées qui ne savent lire que l’ADN et l’ARN naturels, du moins c’est ce que l’on pensait jusqu’à aujourd’hui. Pour Denis Pompon, chercheur au Centre de génétique moléculaire de Gif-sur-Yvette, « c’est une jolie réussite technique mais surtout, elle offre la possibilité d’avoir des outils pour aller plus loin ».

Des protéines à la carte

Dans une autre expérience, l’équipe d’Ichiro Hirao a d’ailleurs montré qu’il était possible, en utilisant la même technique, d’incorporer non plus un mais deux acides aminés artificiels dans la protéine. Jusqu’alors, les méthodes utilisées pour fabriquer des protéines modifiées ne permettaient pas ou très difficilement d’incorporer plusieurs acides aminés. Les travaux de ces Japonais proposent donc une technique qui semble efficace et simplifiée pour fabriquer des protéines « à la carte ». Parmi elles, des enzymes utilisées dans les industries textile, papetière et agro-alimentaire, et dont le marché mondial est évalué à 500 millions d’euros par an.

Le point de vue de Volker Döring, directeur de la recherche d'Evologic

Le second domaine d’application est médical et concerne principalement l’amélioration des anticorps utilisés à des fins diagnostiques et thérapeutiques. Un marché de plus de 5 milliards d’euros par an ! L’enjeu est aussi de concevoir des procédés chimiques industriels moins polluants, donc plus respectueux de l’environnement, mais également de fabriquer des souches microbiennes capables de dépolluer des sites industriels ou naturels.

Des applications chez l’homme ?

Pour l’instant cantonnées aux organismes unicellulaires (bactéries, levures, amibes…), ces techniques pourraient un jour être appliquées à des cellules animales voire humaines, pour des recherches à visée thérapeutique. Ichiro Hirao et ses collaborateurs vont engager dans les prochains mois des travaux visant à « créer une paire de bases artificielles utilisables dans les cellules animales ».

Pourrait-on un jour travailler sur des cellules humaines ? Le gouvernement japonais vient justement d’autoriser les études sur les cellules souches embryonnaires humaines. Et modifier de l’ADN humain, Ichiro Hirao l’envisage sérieusement : « Dans le futur, j’aimerais pouvoir le faire, pour concevoir de nouveaux outils thérapeutiques et de diagnostic. On pourrait introduire des acides aminés artificiels facilement détectables (fluorescents ou radioactifs) et qui s’incorporeraient de façon spécifique dans une protéine. Cela permettrait de mieux comprendre le mode de production des protéines ».

Lexique

* Code génétique
Contient les instructions permettant la synthèse des acides aminés, unités élémentaires constitutives des protéines. Le programme de fabrication d’un acide aminé dans l’ADN est représenté par une succession de trois bases (un codon). Or l’ADN contient quatre type de bases (A, T, C et G) donc soixante-quatre combinaisons possibles pour faire des acides aminés. C’est plus qu’il n’en faut puisque les êtres vivants n’utilisent que vingt acides aminés ! Ainsi un même acide aminé peut correspondre à plusieurs codons. On dit que le code génétique est « dégénéré ».

** Transcription
Processus qui permet, grâce à des enzymes, de copier l’information génétique portée par l’ADN en une molécule à un seul brin : l’ARN messager.

*** Traduction
Processus qui permet de transformer l’information génétique portée par l’ARN messager en une protéine.

Jérôme Lemarié le 29/07/2002