Néonaticides : des grossesses sous le sceau du secret

En analysant les données judiciaires de trois régions de France sur une période de cinq ans (1996-2000), une équipe de l'Inserm vient de tracer le portrait type des mères coupables du meurtre de leur enfant le jour de l'accouchement.

Par Paloma Bertrand, le 14/12/2010

Des chiffres sous-estimés

Des grossesses tenues secrètes

Tenter d'estimer le nombre de « néonaticides » est une gageure. Ces meurtres de nouveau-nés commis par les mères dans les 24 heures qui suivent la naissance de leur enfant échappent le plus souvent à la justice, au système de santé et à l'entourage familial. De récents faits divers pourraient laisser penser que leur nombre est en augmentation mais aucun chiffre ne permet d'étayer cette hypothèse. Cependant Anne Tursz, épidémiologiste et pédiatre à l'Inserm, vient d'apporter la preuve que le nombre de cas officiellement déclarés dans les statistiques de mortalité de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) était largement sous-estimé. Alors que l'OMS ne recense que 0,39 néonaticide sur 100 000 naissances, les données judiciaires de mères ayant comparu en justice pour de tels crimes portent ce nombre à 2,1 néonaticides pour 100 000 naissances françaises sur la période de 1996 à 2000. Des chiffres dont on peut penser qu'ils ne reflètent pas la réalité : ces crimes, perpétrés après des grossesses tenues secrètes, sur des enfants qui n'ont jamais été déclarés à l'état civil, restent le plus souvent invisibles au regard de la loi.

Le profil des mères

Anne Tursz : “Ni des folles, ni des monstres !“

Plus intéressant encore, le travail d'Anne Tursz et de son équipe, mené auprès de 26 tribunaux de Bretagne, d'Île-de-France et du Nord-Pas-de-Calais, a permis de dresser le profil social et psychologique de ces mères à partir de dix-sept d'entre elles qui ont dû répondre de leur acte devant une cours de justice. « Elles se ressemblent tellement que s'en est frappant, déclare Anne Tursz. Elles sont effacées, timides, dévouées aux autres et elles ne se considèrent jamais comme prioritaires. Ce sont des femmes qui ont peu confiance en elles, fortement dépendantes à l'autre et qui ont pour certaines, une peur extrême de l'abandon. Souvent mères de famille nombreuse (un tiers d'entre elles sont mères de trois enfants), ces femmes, bien insérées socialement, ne sont pas du tout de mauvaises mères et ne maltraitent pas les enfants qu'elles ont eu précédemment. Mais face à une nouvelle grossesse non désirée – aucune d'entre elles n'utilise de contraception – et un entourage qui peut avoir exprimé son désir de ne pas ou de ne plus avoir d'enfants, elles vont garder le secret de leur grossesse. »

« En gardant le secret, en ne se faisant pas suivre médicalement, en refusant d'envisager successivement l'interruption volontaire de grossesse, l'accouchement sous X et toute assistance, elles n'entrevoient qu'une issue possible : le néonaticide. Figées dans une impasse épouvantable et une solitude morale écrasante, elles passent toute leur grossesse à se dire qu'elles n'ont que ça comme issue », reprend Anne Tursz. Ces mères néonaticides n'ont pas de maladie mentale caractérisée et leur discernement n'est pas aboli ou altéré au moment des faits. Elles préméditent leur acte et accouchent seule, en secret, au risque de leur vie (les femmes inculpées ont été soit dénoncées, soit repérées à l'hôpital suite à une hémorragie post-natale). Une situation qui diffère du déni de grossesse, dont la presse s'est fait souvent l'écho depuis l'affaire Courjault en 2006. « Lors d'un déni de grossesse, la femme qui ne prend pas de ventre, qui continue à avoir des règles, ne sait pas qu'elle est enceinte et va le découvrir très tardivement (déni partiel), voire le jour de l'accouchement (déni total). Et dans la très grande majorité des cas, ces mères ne tuent pas le bébé », précise Anne Tursz.

Les données recueillies par l’Inserm

Parmi les 17 mères reconnues coupables d'infanticide entre 1996 et 2000 en Bretagne, en Île-de-France et dans le Nord-Pas-de-Calais, l'Inserm trace leur portrait à grands traits :

  • L'âge moyen des mères est de 26 ans.
  • 1/3 d'entre elles avait au moins 3 enfants.
  • Plus de la moitié vivaient avec le père de l'enfant.
  • Les 2/3 avaient une activité professionnelle.
  • Leur catégorie socioprofessionnelle ne différait pas de celle des femmes de la population générale.
  • Ces femmes avaient peu confiance en elles, présentaient une certaine immaturité, des carences affectives, une forte dépendance à l'autre, voire une peur extrême de l'abandon. 
  • Elles n'avaient pas de maladie mentale caractérisée et leur discernement n'était pas aboli ni altéré au moment des faits. 
  • Toutes les grossesses ont été cachées à la famille et aux amis. 
  • La contraception n'était pas utilisée. 
  • Aucune naissance n'a été déclarée à la Sécurité sociale, ni suivie médicalement. 
  • La plupart des femmes ont mis l'enfant au monde en secret, seule. 
  • Aucun cas de « déni de grossesse » n'a été constaté.

 

Et l’entourage ?

Du côté du conjoint et des proches, les procès verbaux signalent qu'ils ne se sont rendus compte de rien ou, s'ils ont eu un soupçon, qu'ils n'ont pas cherché à en savoir plus. Très peu de pères ont été inquiétés par la justice alors que les chefs d'inculpation ne manquent pas : non-dénonciation de crime, complicité, non-assistance à personne en danger… « Un seul dans notre étude a été condamné à trois ans de prison, déclare Anne Tursz. Il y a une hypothèse que je fais mais dont je n'ai pas de preuve : je pense que ces femmes, qui peuvent écoper d'une peine de prison très lourde, protègent leur conjoint pour éviter que leurs enfants soient placés. Car je le répète, ce ne sont pas de mauvaises mères. »

“Oeuvrer en matière de prévention et de formation“

Quant aux femmes, les peines de prison sont très variables et les travaux de l'équipe de l'Inserm tentent désormais de comprendre les processus judiciaires. Comment expliquer que pour des chefs d'inculpation identiques, certaines femmes passent aux assises et soient condamnées à 15 ans de prison, alors que d'autres sont jugées en correctionnel et obtiennent 2 mois avec sursis. L'autre piste de recherche est de savoir ce qu'il advient de ces femmes après la prison.

Pour Anne Tursz, un effort d'information doit également être entrepris en matière de prévention et surtout de formation des médecins généralistes : « Le profil de ces mères doit permettre de mieux cibler à l'avenir les femmes vulnérables afin de leur proposer des solutions adaptées, particulièrement en terme de contraception. »
 

Paloma Bertrand le 14/12/2010