Origines de l’homme : Australopithecus sediba sème le trouble

Une équipe internationale vient de présenter l’anatomie d’Australopithecus sediba qui vivait en Afrique du Sud il y a deux millions d’années. Ancêtre direct du genre humain ou simple hominidé parmi tant d’autres ? Le débat resurgit parmi les paléoanthropologues.

Par Pedro Lima, le 27/09/2011

Le drame s’est joué en quelques secondes, il y a deux millions d’années, dans le paysage de savane arborée de l’actuelle Afrique du Sud. Affolé, un groupe de mâles, de femelles et d’enfants australopithèques tente d’échapper à la pluie torrentielle… avant d’être entraîné, avec des hyènes et des antilopes, par un torrent de boue qui les précipite dans une grotte de 30 m de profondeur. Protégés par une épaisse couche de sédiments, leurs corps vont se fossiliser en quelques siècles, puis reposer là des milliers d’années. Avant que les mouvements de terrains ne les fassent remonter à la surface, puis que Lee Berger (paléoanthropologue à l’université sud-africaine de Witwatersrand) ne leur fasse retrouver la lumière !

Une découverte qui ne doit rien au hasard : « Il y a trois ans, j’ai eu l’idée d’utiliser Google Earth pour repérer des grottes et des trous dans une zone située à 50 km au nord-ouest de Johannesburg, déjà connue pour avoir livré des fossiles d’hominidés, raconte le chercheur. Cette région comprend, par exemple, les gisements de Sterkfontein, où a été découvert en 1924 le premier australopithèque connu, baptisé l’enfant de Taung. Et le 15 août 2008, je me suis rendu sur le site de Malapa, avec mon fils Matthew. C’est lui qui a repéré le premier australopithèque qui affleurait. » 

Le crâne d'«Australopithecus sediba» reconstitué en haute résolution grâce au Synchrotron

C’est le point de départ d’une fouille et d’une étude fructueuses, conduisant, dès le mois d’avril 2010, à la création d’une nouvelle espèce d’hominidés : Australopithecus sediba, haut d’1,30m à l’âge adulte, qui rejoint dans notre tableau de famille les australopithèques africanus, afarensis, anamensis et bahrelghazali. Dernier apparu chronologiquement, Sediba est aussi le plus récent dans l’histoire évolutive des hominidés : les sédiments de Malapa ont été datés, à 3000 ans près, de 1,98 million d’années, alors que les autres australopithèques vivaient entre 4,2 et 2,5 millions d’années.

Un cerveau petit mais performant

Les deux fossiles très complets d'«Australopithecus sediba» : MH1 et MH2.

À ce jour, alors que 50% seulement des fossiles ont été extraits du site, les paléontologues ont déjà exhumé 220 ossements appartenant à cinq individus au moins. Parmi eux, un jeune mâle âgé d’environ neuf ans, baptisé MH1, et une femelle d’une vingtaine d’années, appelée MH2, tous deux extraordinairement bien conservés. Avec, fait rare en paléoanthropologie, des restes de crânes associés au squelette locomoteur (fémurs, tibias, pieds, bassin, bras et mains)… Une aubaine pour l’équipe internationale de 80 (!) chercheurs qui analyse depuis deux ans ces fossiles. Les résultats, publiés dans la revue Science du 9 septembre 2011, sont à la hauteur des attentes.

Paul Tafforeau, paléo- anthropologue : Comment s’est déroulée l'analyse du fossile MH1 ?

Australopithecus sediba a en effet été examiné de la tête aux pieds, chacune des parties de son anatomie livrant son lot de révélations et de surprises. Ainsi, dans le plus grand secret, le crâne du jeune enfant (MH1) a été soumis, en février 2010, à l’intense rayonnement de l’ESRF (European Synchrotron Radiation Facility) de Grenoble. Cet accélérateur de particules permet d’obtenir une résolution exceptionnelle pour un fossile de grande taille, ici un crâne de 20 cm de diamètre… Et sans l’endommager, puisque les chercheurs n’ont pas besoin de séparer l’os de la gangue de pierre qui l’enserre.

Paul Tafforeau : Quels sont les principaux résultats obtenus ?

Résultat : une image scanner d’une précision inégalée pour une boîte crânienne d’un ancêtre de l’homme, montrant des détails de 45 microns, c’est-à-dire moins que l’épaisseur d’un cheveu ! Or, en étudiant cette image de l’intérieur du crâne, dans lequel le cerveau a laissé son empreinte, les chercheurs ont tout d’abord calculé que son volume ne dépassait pas 420 cm3 (l’équivalent d’un pamplemousse), c’est-à-dire moins que celui des chimpanzés actuels. Mais surtout, que son organisation neuronale, révélée par sa forme, le rapprochait clairement du genre Homo. Avec en particulier un cortex frontal, siège des pensées les plus élaborées, bien marqué, et dont le lobe droit est un peu plus volumineux que le gauche.

Conclusion de Lee Berger et de son collègue Kristian Carlson, également de l’université de Witwatersrand : « Le cerveau de Sediba, bien que de petite taille, préfigure la réorganisation du cortex observée dans le genre Homo, avec en particulier un lobe frontal plus marqué que chez les autres hominidés. » Autre enseignement : la complexification du cerveau, associée à l’amélioration des performances cognitives et sociales, ne va pas forcément de pair avec l’augmentation de sa taille, comme on le pensait précédemment…

Une mosaïque de caractères

Au Synchrotron de Grenoble

En fait, chaque portion des fossiles de Sediba a livré cet étonnant mélange de caractères, à la fois « archaïques » et « modernes », pour reprendre les termes des auteurs. La main, par exemple, possède un pouce long et opposable aux quatre autres doigts qui, eux, sont de petite taille. Idéal, selon les chercheurs, pour se saisir de pierres ou de baguettes de bois, et donc pour maîtriser la taille et l’emploi d’outils, comme le feront les Homo erectus… Mais dans le même temps, les insertions musculaires de la main sont encore très puissantes, ce qui indique que Sediba grimpait toujours aux arbres, comme nos cousins simiens. Même puzzle inattendu concernant le bassin : court et large comme celui des humains, il se rapproche aussi de celui des hominidés plus anciens par la forme des insertions musculaires entre le sacrum et la colonne vertébrale. Selon le Sud-Africain Job Kibii, chargé de l’étude, « on pensait qu’au cours de l’évolution, l’augmentation de la taille du cerveau des hominidés était allée de pair avec un élargissement du bassin, pour que le nouveau-né puisse passer lors de l’accouchement. Avec son tout petit cerveau et son large bassin, très humain, Sediba remet cette hypothèse obstétrique en cause ». Enfin, le pied et la cheville du fossile MH2, les plus complets jamais découverts pour un australopithèque, indiquent que Sediba pratiquait, en alternance avec le grimper aux arbres, une forme de bipédie différente de celle des humains, beaucoup plus chaloupée et coûteuse en énergie...

Un ancêtre direct du genre humain ?

Paul Tafforeau : Que peut-on en déduire sur la place d’«Australopithecus sediba» dans l'évolution des hominidés ?

Les auteurs de l’étude, Lee Berger en tête, en concluent que le petit australopithèque sud-africain est à l’origine de la lignée humaine, rien de moins : « C’est une forme de transition entre les derniers australopithèques et les premiers représentants attestés du genre humain, comme Homo erectus, qui apparaît il y a deux millions d’années. »

Principaux arguments : la réorganisation du cerveau à l’œuvre chez Sediba, « clairement humaine », et sa capacité supposée à utiliser les outils, grâce à ses doigts fins et son pouce opposable. Au passage, certains membres de l’équipe, comme Tracy Kivell du Max-Planck Institute de Leipzig (Allemagne), soulignent que la main de Sediba est plus apte au maniement d’outils que celle d’Homo habilis, hominidé apparu il y a 2,5 millions d’années en Afrique de l’Est. Sous-entendu : notre australopithèque fait un candidat plus recevable qu’H. habilis au titre d’ancêtre direct du genre Homo… De quoi faire réagir de nombreux spécialistes qui, tout en reconnaissant la richesse des fossiles de Malapa, trouvent que Lee Berger et ses collègues vont un peu vite en besogne ! Et ce, même si la place d’H. habilis sur notre arbre généalogique est débattue depuis longtemps. Et d’asséner, comme William Jungers de l’université de New York qui a vu les fossiles originaux : « La main de Sediba ne diffère en rien de celles des autres australopithèques. » Autre critique faite aux auteurs : aucun outil n’est associé aux fossiles dans le gisement de Malapa. Contrairement à Homo habilis, pour lequel ont été découverts des « choppers » (galets percutés offrant un bord tranchant), sur le site tanzanien d’Olduvai. Un artisan sans outils, voilà qui est pour le moins gênant…

Reconstitution du crâne de MH1 (semi-transparent)

Quant à la forme du cerveau, elle ne convainc pas non plus tout le monde. « Les auteurs ont comparé le crâne de Sediba avec trois australopithèques seulement, ce qui est insuffisant. Pour tenir lieu de preuve, il aurait fallu étudier tous les fossiles sud-africains de la même période », juge, dans la même édition de la revue Science, la paléoanthropologue Dean Falk (Florida State University). Enfin, l’âge récent d’Australopithecus sediba ne serait pas compatible avec son statut d’ancêtre des Homo erectus : « À 1,9 million d’années, il était contemporain des premiers H. erectus et n’a donc pas pu être leur ancêtre », argumente en substance Yves Coppens, co-découvreur de Lucy, une australopithèque afarensis qui vivait il y a 3,2 millions d’années en Éthiopie. Pas si simple, répond Paul Tafforeau (paléontologue à l’ESRF) qui a réalisé l’analyse du crâne MH-1, pourtant beaucoup plus prudent que ses collègues sud-africains sur la place de Sediba dans l’évolution : « Les spécimens découverts à Malapa étaient peut-être les derniers représentants d’une espèce déjà très ancienne. » Explication : l’espèce Sediba aurait très bien pu apparaître, au fil de l’évolution, il y a 2,5 millions d’années, et donner naissance, par exemple 500 000 ans plus tard, à une espèce proche du genre Homo… Sans que « l’espèce-mère » australopithèque ne disparaisse pour autant, comme cela s’observe souvent dans le monde vivant.

Qui croire ?

Lee Berger au Synchrotron de Grenoble

Derrière ces débats enflammés, c’est en fait la notion même d’espèce intermédiaire, sous-tendue par Lee Berger et ses collègues, qui pose problème. « Avec leur mosaïque de caractères, ces fossiles, aussi beaux soient-ils, n'éclairent pas vraiment la situation. Ce qui est logique, puisqu’on se situe près de la séparation entre les australopithèques et les Homo. Et rien ne permet d’affirmer que Sediba serait, plus qu’un autre, à l’origine de notre lignée, sauf à verser dans une chasse au scoop découlant des modes d'évaluation et de financement, de plus en plus marchands, de la recherche », analyse François Marchal, paléoanthropologue à l’université de la Méditerranée, à Marseille. Plutôt que d’espérer, à chaque découverte, « le » nouvel ancêtre de notre lignée, il faudra plutôt s’habituer à découvrir, à l’avenir, d’autres espèces ayant « expérimenté » certaines stratégies adaptatives comme la bipédie, la forme du cerveau, la longueur ou la finesse des doigts… Sans pour autant conclure que ces caractères, apparus en réponse aux défis posés par des environnements changeants, soient nécessairement spécifiques à l’espèce humaine.

Références :

Australopithecus sediba hand demonstrates mosaic evolution of locomotor and manipulative abilities, Tracy L. Kivell, Job M. Kibii, Steven E. Churchill, Peter Schmid, Lee R. Berger, Science, 9 September 2011.

The Endocast of MH 1, Australopithecus sediba, Kristian J. Carlson, Dietrich Stout, Tea Jashashvili, Darryl J. de Ruiter, Paul Tafforeau, Keely Carlson, Lee R. Berger, Science, 9 September 2011.

A Partial Pelvis of Australopithecus sediba, Job M. Kibii, Steven E. Churchill, Peter Schmid, Kristian J. Carlson, Nichelle D. Reed, Darryl J. de Ruiter, Lee R. Berger, Science, 9 September 2011.

The Foot and Ankle of Australopithecus sediba, Bernhard Zipfel, Jeremy M. DeSilva, Robert S. Kidd, Kristian J. Carlson, Steven E. Churchill, Lee R. Berger, Science, 9 September 2011.

Australopithecus sediba at 1.977 Ma and Implications for the Origins of the Genus Homo, Robyn Pickering, Paul H. G. M. Dirks, Zubair Jinnah, Darryl J. de Ruiter, Steven E. Churchill, Andy I. R. Herries, Jon D. Woodhead, John C. Hellstrom, Lee R. Berger, Science, 9 September 2011.

Pedro Lima le 27/09/2011