Arco, le dinosaure de l'autoroute A8

C’est une première en France depuis dix ans : la découverte d’une nouvelle espèce de dinosaure carnivore. Exhumé le long d’une autoroute provençale, ce spécimen confirme la présence sur le sol européen, au Crétacé, des abélisauridés. Provisoirement surnommé Arco en attendant son baptême scientifique définitif, l’animal soulève plusieurs énigmes. Entre autres, celle du séjour en France de ce prédateur aux origines africaines.

Par Pedro Lima, le 12/10/2012

La scène se déroule il y a quelque 74 millions d’années dans les paysages marécageux de l’actuelle montagne de la Sainte-Victoire, à proximité d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Venu s’abreuver, un petit dinosaure herbivore au bec corné, appelé rhabdodon, s’approche prudemment du bord sablonneux de la rivière qui s’écoule entre des îlots verdoyants. Tapi entre les grandes feuilles des palmiers éventails bordant le cours d’eau, un autre l’observe en silence, dressé sur ses pattes postérieures. Il se précipite en grognant et assène à sa proie une morsure rapide et brutale. Puis le rhabdodon est rapidement déchiqueté par les dizaines de dents effilées du redoutable carnivore, dont certaines mesurent jusqu’à cinq centimètres de long.

Quel est ce prédateur provençal inconnu des paléontologues jusqu’à un passé récent ? Nouveau venu dans la grande famille des dinosaures du crétacé supérieur, il n’a pas encore de nom scientifique : celui-ci sera attribué lors d’une publication prévue pour la fin de l’année 2012. En attendant, les paléontologues du Muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence, qui l’ont découvert sur le site dit de « Jas Neuf sud », dans les environs du village provençal de Pourrières (Var), l’ont surnommé Arco, du nom de la rivière Arc qui coule à proximité.

Du marteau-piqueur au micro-burin

Cette importante découverte – on n’avait plus décrit de nouveau dinosaure carnivore depuis plus de dix ans en France – a eu lieu dans un contexte plutôt atypique. N’imaginez pas de vastes paysages, désertiques et sauvages, dans lesquels évoluent habituellement les paléontologues, truelle et brosse en mains… Cette fois, c’est le long de l’autoroute A8, entre Aix-en-Provence et Nice, dans le vacarme incessant de la circulation, qu’ont travaillé les chercheurs, équipés de casques de protection antibruit et de marteaux-piqueurs ! Ce chantier de fouilles hors du commun remonte à l’élargissement des voies de l’autoroute, en 2004. « À l’époque, nous avons été contactés pour réaliser une fouille préventive sur le site ; or elle a immédiatement révélé sa richesse fossilifère », raconte Yves Dutour, le paléontologue du Muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence, qui a participé à l’aventure.

Après cette première prospection, plusieurs campagnes de fouilles ont eu lieu entre 2006 et 2011, autorisées et financées par la société d'autoroute Escota, apportant chacune leur lot de découvertes. Au total, le site de Jas Neuf sud a livré, sur une cinquantaine de couches sédimentaires datées de 74 millions d’années (fin du crétacé), plus de 500 ossements appartenant à quatre espèces de dinosaures, dont le nouveau carnivore Arco, des ptérosaures ou reptiles volants, trois espèces de crocodiles, autant d’espèces de tortues et un requin d’eau douce… La quantité d’ossements et la diversité d’espèces retrouvés sur le site en font l’un des gisements paléontologiques les plus riches de France pour la période du crétacé.

Un chantier de fouilles atypique

Pour exhumer les précieux fossiles du sous-sol, constitué d’un grès très dur, les scientifiques doivent d’abord briser, des heures durant, les blocs rocheux dans lesquels ils sont enfermés. Ce labeur ingrat, réalisé au marteau-piqueur et à la pelle mécanique, se déroule à quelques mètres à peine des véhicules lancés à pleine vitesse, imposant de strictes règles de sécurité, et notamment l’interdiction absolue, pour les paléontologues, d’enjamber la barrière qui sépare le chantier de la bande d’arrêt d’urgence.

Puis les chercheurs observent les pierres sous tous les angles afin de sélectionner les blocs les plus prometteurs : ceux sur lesquels affleurent des fragments de fossiles, reconnaissables à leur texture fibreuse et qui seront emportés, une fois solidifiés avec de la colle et protégés dans du plâtre, au laboratoire. Une tâche, là encore, délicate et complexe – les blocs pouvant peser plusieurs dizaines de kilos – et qui ne laisse place à aucune erreur : que les blocs assemblés se disloquent durant le déplacement, et c’est tout le puzzle patiemment constitué sur le terrain qui menace de s’éparpiller lors de l’étude en laboratoire.

Une fois déposés en lieu sûr, dans la vaste réserve du Muséum, en banlieue d’Aix-en-Provence, ces blocs de grès sont délicatement nettoyés, des semaines durant, pour en dégager peu à peu les ossements. Cette fois, c’est au micro-burin qu’opèrent chercheurs et techniciens, creusant la pierre patiemment, millimètre après millimètre, et libérant ainsi les précieux fossiles de leur gangue de pierre.

D’une simple dent au scoop paléontologique

Une fois dégagé, chaque fossile peut être analysé, mesuré et photographié sous toutes les coutures pour être comparé aux ossements déjà connus, en Provence et ailleurs. Or, dès 2006, des dents, des vertèbres et un fémur extraits du site de l’autoroute avaient retenu l’attention des chercheurs, car ils différaient de ceux des dinosaures herbivores, grands titanosaures et petits rhabdodons, fréquents en Provence et déjà extraits du gisement. « En étudiant leur forme, nous avons attribué ces restes fossiles à un dinosaure carnivore du groupe des abélisauridés, sans leur associer une espèce précise, faute de pouvoir reconstituer un morceau de squelette significatif », explique le paléontologue Thierry Tortosa.

En 2009, la trouvaille se confirme. Mieux : elle se transforme en avancée majeure. « Cette année-là, j’ai analysé un os indéterminé, exhumé du site trois ans plus tôt, dont le nettoyage et la préparation ont été très longs », raconte le chercheur. Cet os de grande taille, aux formes complexes, se révèle être l’arrière-crâne d’un dinosaure en parfait état de conservation, fait très rare en paléontologie du crétacé : les os sortent souvent déformés ou brisés du terrain et les fragments crâniens sont beaucoup plus rares que les dents et les vertèbres. De plus, sa forme montre qu’il appartient, comme les dents, vertèbres et fémur découverts à proximité, à un abélisauridé.

Mais en le comparant à tous les arrières-crânes du même groupe déjà connus à travers le monde, Thierry Tortosa, épaulé dans cette étude par le spécialiste Éric Buffetaut, observe des caractères qui n’existent chez aucun autre spécimen. C’est le cas d’un bourrelet osseux recouvrant ses yeux et qui devait descendre jusqu’aux narines, jamais observé sous cette forme-là auparavant, d’une protubérance sous les yeux ou encore d’une crête osseuse située à l’arrière du crâne. Cette crête, sur laquelle s’inséraient les fibres musculaires, indique un cou épais et puissant, qui permettait au prédateur d’asséner des morsures brutales, capables d’affaiblir rapidement les plus grosses proies. Conclusion des chercheurs, en forme de scoop paléontologique : cet os, et les précédents extraits du site, sont bien ceux d’une nouvelle espèce d’abélisauridé !

Découvrez l'histoire d'Arco en vidéo

Sur notre site, voyez aussi le film sur ce chantier de fouilles paléontologiques hors du commun et la découverte d'Arco. 

 

Une famille de grands voyageurs

La découverte d’Arco est importante à plus d’un titre. Tout d’abord, elle confirme définitivement la présence des abélisauridés en Europe, encore très discutée par les spécialistes malgré quelques découvertes éparses en France et en Espagne. En effet, ce groupe de dinosaures carnivores, identifié dans les années 1980 et représenté par une dizaine d’espèces, est surtout connu dans l’hémisphère Sud (Amérique du Sud, Afrique, Madagascar, Inde), correspondant à l’ancien supercontinent Gondwana. Les abélisauridés, qui avaient tous en commun un museau court et haut, ainsi que des excroissances osseuses au-dessus des yeux, constituaient donc, à la fin du crétacé, le groupe équivalent, dans l’hémisphère Sud, à celui des tyrannosaures présents dans l’hémisphère Nord : des superprédateurs situés au sommet de la chaîne alimentaire.

De plus, la découverte d’Arco, qui mesurait cinq à six mètres de long et chassait impitoyablement les titanosaures et les rhabdodons dans les paysages marécageux du crétacé provençal, va permettre de préciser les liens de parenté entre les espèces à l’intérieur d'une même famille, en relation avec leurs migrations. Thierry Tortosa a déjà établi que certaines caractéristiques de l’arrière-crâne d’Arco le rapprochent d’une espèce malgache, Majungasaurus, aux membres postérieurs longs et trapus, et qui possédait une petite corne au sommet de son crâne, ainsi qu’un museau rugueux et épais. Arco a également conservé des caractéristiques anatomiques du vieil abélisauridé Rugops (95 millions d’années) découvert au Niger, en particulier au niveau des os entourant l’œil. Par contre, le crâne d’Arco est plus éloigné de ses pairs d’Amérique du Sud, comme Carnotaurus ou Abelisaurus, découverts en Argentine.

Hypothèse du chercheur, encore à confirmer : « L’ancêtre commun à toutes ces espèces vivait peut-être en Afrique il y a plus de 100 millions d’années, avant que plusieurs branches ne divergent en Amérique du Sud, puis, plus récemment, à Madagascar et en Europe. » Autre question à laquelle les paléontologues devront répondre : comment les ancêtres d’Arco ont-ils rejoint l’Europe, déjà séparée du bloc africain il y a 100 millions d’années ? Peut-être en nageant sur de courtes distances, ou en traversant à la marche des bras de mer encore peu profonds… Mystère.


Nouveau venu dans la grande famille des dinosaures carnivores, Arco n’a pas fini d’interroger les paléontologues. Sans parler des futures révélations que leur réserve le site de l’autoroute A8, des fossiles qui dorment toujours derrière la bande d’arrêt d’urgence…

Une expo sur les dinos au Muséum national d'histoire naturelle

L'exposition « Dinosaure, la vie en grand » aura lieu du 24 octobre 2012 au 13 mai 2013 au Muséum national d’histoire naturelle, dans la Grande Galerie de l'évolution. Elle explore l’incroyable biologie des plus grands dinosaures de tous les temps : les sauropodes, ces herbivores géants hauts comme quatre autobus et pouvant peser 90 tonnes, qui ont vécu pendant 140 millions d’années.
Toutes les informations sur le site du musée.

Pedro Lima le 12/10/2012