Paroles d'experts : faut-il relancer le nucléaire ?

Sept experts, rencontrés en 2002 à l'occasion du débat national sur l'énergie, répondent à cette question.

le 10/10/2003

Benjamin Dessus,
membre de la Commission française du développement durable

Benjamin Dessus

Quand on regarde faut-il relancer le nucléaire ou pas, il faut regarder ce dont on aura besoin dans les 20 ans ou dans les 30 ans qui viennent comme électricité puisque le nucléaire ça sait faire de l'électricité, ça sait pas faire grand chose d'autre. On a fait un exercice avec mes collègues Charpin et Pelat pour le Premier ministre, il y a deux ans, justement pour analyser cette question. Et on s'est aperçu de la chose suivante. Ou bien on avait des scénarios à très forte augmentation de consommation d'électricité d'ici 2050 et, à ce moment-là, il fallait refaire des centrales qu'elles soient nucléaires ou pas, des grosses centrales du type nucléaire mais qui pourraient être à gaz vers 2030. Par contre si on était un peu plus modeste dans notre consommation d'électricité, si on la laissait pas complètement déraper comme on le fait pour l'instant c'est plutôt vers 2035 ou 2040 qu'il faudrait construire des centrales. Donc si votre question qui est celle du débat énergétique d'aujourd'hui qu'on veut nous faire avaler c'est : il faut faire une centrale nucléaire demain matin parce que sinon ça va être la catastrophe, est complètement hors de propos. On a 15, 20, 25 ans devant nous avant de décider quelque chose. Quoi que ce soit, nucléaire ou pas.

Jean-François Giannesini,
ingénieur en chef à l’institut français du pétrole

Jean-François Giannesini

Oui et non il faut, dans les pays qui ont du nucléaire comme la France, il faut maintenir la capacité parce qu'elle permet de produire de l'électricité à un coût environnemental faible si je puis dire dans le sens qu'il n'y a pas d'émission de CO2, donc pas d'impact sur le climat de la planète. Dans les pays qui ne sont pas équipés à l'heure actuelle en nucléaire il faut y réfléchir à deux fois parce qu'il y a d'autres solutions soit à partir de combustibles fossiles avec capture et séquestration du CO2 qui peuvent aboutir à des énergies aussi « propres » que le nucléaire et peut être avec un problème en moins qui est le problème des fameux déchets nucléaires. Donc il n'y a pas de réponse qui soit parfaitement tranchée. Ce que l'on peut dire c'est qu'en France, il faut maintenir le nucléaire, il n'y a pas d'autres solutions comme je vous le disais et dans les pays où il n'y a pas de nucléaire faut-il se poser la question des sources alternatives au nucléaire.

Jean-Marie Chevalier,
directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières

Jean-Marie Chevalier

Le nucléaire où ? Parce qu'il y a plusieurs cas de figure. Si je prends le cas de l'Europe, à l'heure actuelle il y a deux problèmes : il y a des problèmes de financement et il y a des problèmes d'acceptation par les opinions publiques. Il n'y a guère que deux pays sur les quinze où il serait politiquement correct de construire une centrale, c'est la France et la Finlande. Et les Finlandais viennent de lancer un appel d'offre pour la construction d'une centrale, c'est extrêmement intéressant de suivre ce qui va se passer en Finlande. Sachant que eux ont résolu le problème du stockage des déchets, ils ont décidé d'un endroit où l'on pourrait stocker les déchets sur la longue durée ce qui est un point extrêmement important. En France, ce n'est pas urgent car on a des centrales qui fonctionnent, qui nous donnent un kilowatt/h extrêmement bon marché. Ces centrales qui étaient prévues pour durer 25 ans vont durer 40 ans peut-être plus donc leur remplacement n'est pas à faire avant 2015 - 2020, peut être plus tard. Donc on a le temps de voir ce qui va se passer dans d'autres pays du monde premièrement, pour savoir, un, si le nucléaire a réellement un avenir économique, ce qui n'est pas évident mais je pense que oui, et deuxièmement si pour respecter les engagements de Kyoto et de diminution des gaz à effet de serre on a besoin du nucléaire. Je pense qu'on a besoin du nucléaire comme de toutes les autres formes d'énergie. L'avenir sera une combinaison de différentes formes d'énergie et le nucléaire a son rôle à jouer. Aux États-Unis la situation est différente. C'est que Bush a beau dire il faut relancer le nucléaire, les investisseurs ne se bousculent pas. Parce que le nucléaire a pour énorme inconvénient aujourd'hui d'être un investissement très capitalistique, c'est long à construire. Que seront les marchés de l'électricité dans 7 ou 8 ans quand une centrale sera construite, on ne le sait pas. Et donc les financiers, les banquiers sont très très réticents sur le nucléaire à l'heure actuelle ce qui est un des obstacles majeurs à son relancement.

Patrice Bernard,
directeur du développement et de l’innovation nucléaire, CEA

Patrice Bernard

Oui, il faut préparer l'avenir, nous avons tous besoin d'énergie, nous, nos descendants et aujourd'hui sur la planète il y a encore deux milliards d'habitants qui n'ont pas accès à l'électricité, un milliard qui n'ont pas accès à l'eau potable dans des conditions satisfaisantes et ces besoins en énergie vont croîtrent encore. Nous seront trois milliards de plus d'ici quelques dizaines d'années, la consommation énergétique devrait très certainement doubler dans ces mêmes échéances et on aura besoin de beaucoup plus d'énergie et d'une énergie compatible avec le développement durable c'est-à-dire la préservation du climat et d'autre part des ressources sur le très long terme. En cela, l'énergie nucléaire a de solides atouts : elle n'émet pas de gaz à effet de serre et elle permet des ressources à l'échelle de milliers d'années ce qui est tout à fait conséquent. Et donc c'est la raison pour laquelle les grands pays ont inscrit l'énergie nucléaire dans leur stratégie de développement. Aujourd'hui la Chine a 7 réacteurs nucléaires qui sont en achèvement de construction. Elle compte en construire de nouveaux. La Corée du sud a déjà 16 réacteurs, elle en construit 4 et elle en a 4 à nouveau en projet. La France a 58 réacteurs en exploitation, elle produit 80 % de son électricité à travers l'électricité nucléaire et aujourd'hui nous tirons tout le bénéfice de cet investissement qui a été fait au début des années 70 et avec un parc de réacteurs qui est jeune, environ 14 ans et il importe pour nous de pouvoir continuer à tirer ce bénéfice parce que nous n'avons pas ou guère d'autres alternatives pour pouvoir nous alimenter en électricité, nous n'avons pas de ressources fossiles en pétrole ou en gaz sur notre sol. L'électricité nucléaire est pour nous utile.

Marina Faetanini,
chargée de programme « Changements climatiques », WWF France

Marina Faetanini

Curieusement, la France est quasiment le dernier pays au monde qui s'obstine à vouloir relancer le nucléaire, qui s'obstine à croire que c'est une énergie fondamentale pour l'avenir de l'humanité. La France est quasiment seule, le nucléaire est en perte de vitesse économique, le nucléaire comme entreprise n'est pas rentable, ne l'a jamais été, a besoin des financements de nous tous, contribuables qui habitons en France pour subsister. Donc relancer le nucléaire, non absolument pas, relancer les déchets, certainement pas. Donc dans le cadre du développement durable, c'est à dire d'un développement qui ne va pas empêcher les générations à venir de se développer elles-mêmes comme elles l'entendent c'est à dire dans le respect de l'environnement, le nucléaire n'a aucune place. Il faut savoir que le nucléaire a été exclu des mécanismes du protocole de Kyoto. Comme non durable.

Christian Stoffaes,
directeur de la prospective et des relations internationales, EDF

Christian Stoffaes

Moi je dirais non en France et oui au niveau mondial. En France, nous avons maintenant une croissance de la demande qui est réduite : 1 ou 2 % par an, nous avons un parc nucléaire qui est très complet, il représente 80 % de notre production d'électricité, la durée de vie des centrales s'est allongée donc il n'y a pratiquement pas de choix énergétiques à faire en France dans les 20 prochaines années. En particulier pas vraiment de relance du nucléaire. En revanche au niveau mondial, la situation est très différente, les enjeux se situent essentiellement dans les pays émergents où la demande d'électricité doit doubler dans les 25 ans à venir il y a en gros 3 000 centrales de 1 000 mégawatts à construire dans les grandes régions en particulier comme la Chine, l'Inde, le Brésil et le choix il est de savoir si on va les construire à partir de charbon, à partir de gaz naturel ou à partir de nucléaire. Alors le charbon et le gaz naturel posent des problèmes de pollution, d'épuisement des ressources d'hydrocarbure et le nucléaire pose évidemment d'autres types de problèmes et c'est là que va être le grand débat des prochaines années : Comment remettre au débat le nucléaire en particulier dans les pays émergents ?

Bernard Laponche,
ICE Consultants

Bernard Laponche

Cette histoire de nucléaire ça commence à être un peu pénible parce que comme la France a énormément de nucléaire dans sa production d'électricité, les discussions sur l'énergie en France se résument pratiquement par rapport au nucléaire. Or, au niveau mondial, le nucléaire c'est 4 % de l'énergie totale primaire consommée. Donc, ça ne s'est développé finalement que dans un petit nombre de pays, c'est en stagnation car ça a posé énormément de problèmes à la fois économique, de sécurité et puis l'accident de Tchernobyl qui a montré ce qu'était qu'un accident grave. Donc il y a une menace, un risque qui est réel dont la preuve a été faite. Je dirais que si on arrêtait le nucléaire ou si on en sortait, ce qui me paraît assez nécessaire, ça ne changerait pas tellement la situation énergétique mondiale. Ca ne poserait un problème qu'à quelques pays. Et même en France, où 80 % de la production d'électricité est d'origine nucléaire ça ne représente dans l'énergie qui arrive chez les gens, l'énergie qu'on consomme que 15 à 16 %, je dirais donc que la question du nucléaire est secondaire par rapport au grand problème énergétique du monde. Donc, un, je pense que les risques sont trop grands pour qu'on puisse continuer ; deux, la relance ne présente strictement aucun intérêt ni en France, ni en Europe ni dans le monde et trois, les alternatives sont tout à fait possible, que c'est de ça qu'il faut parler.