Killikaike : le singe argentin au gros cerveau

La découverte dans la région argentine de Patagonie d'un singe fossile du miocène apporte des informations précieuses sur l'évolution des primates du Nouveau monde. Mais surtout, sa capacité crânienne indique que bien avant les ancêtres africains des hommes, une autre lignée a vu son cerveau augmenter drastiquement de volume.

Par Pedro Lima, le 02/05/2006

Un singe d'un nouveau genre

Le fossile a été découvert dans le sud de l'Argentine, en Patagonie.

Il y a seize millions d'années, dans les forêts semi-tropicales qui recouvraient au niveau de l'actuelle Patagonie le sud du grand continent américain, déjà séparé du bloc Afrique-Eurasie, un petit singe pas plus grand qu'un chat se déplaçait au milieu d'une foule de petits mammifères de la période du miocène. D'un poids modeste, pas plus d'un kilogramme, ce primate étonne pourtant les paléontologues argentins qui l'ont étudié à l'Université nationale de Patagonie, à San Juan Bosco. Des chercheurs qui n'en reviennent encore pas du coup de chance inouï qui a conduit à la découverte de ce nouveau singe fossile*.

Deux dents émergent de la roche volcanique.

C'est en effet en visitant le musée minéralogique de la famille Blake, perdu dans la pampa au lieu-dit Killik Aike, à 50 km de la ville de Rio Gallego, que le paléontologue Marcelo Tejedor, de l'Université nationale de Patagonie tombe en arrêt devant un bloc de roche volcanique. C'est que son œil avisé détecte deux minuscules dents émergeant de la roche, invisibles pour les profanes. L'analyse par tomographie réalisée dans l'hôpital le plus proche confirme l'intérêt de la trouvaille : toute la partie antérieure d'un crâne est conservée là, protégée des attaques du temps. Pendant de longs mois, les chercheurs vont patiemment l'exhumer de sa gangue rocheuse. Mieux, en retournant sur les lieux de la découverte du bloc volcanique, à quelques mètres du rivage atlantique, les paléontologues découvrent un second crâne, similaire au premier. Sur la base de l'étude morphométrique du fossile, ils sont alors en mesure d'attribuer un nouveau nom de genre et d'espèce au petit singe, baptisé Killikaike blakei.

 

*New primate genus from the Miocene of Argentina, Proceedings of the National Academy of Sciences, 4 avril 2006.

 

L'un des plus anciens primates américains

Son état de conservation exceptionnel en fait l'un des primates fossiles les mieux documentés de toute l'Amérique, ou Nouveau monde selon la nomenclature en vigueur chez les primatologues. Et aussi l'un des plus anciens : seuls le Branisella boliviana, exhumé en Bolivie et qui vivait il y a 26 millions d'années, et le Chilecebus carrascoensis chilien qui évoluait dans les forêts tropicales il y a 20 millions d'années le dépassent en ancienneté. En étudiant les dents du premier crâne, peu usées, les chercheurs ont déterminé qu'il s'agissait d'un individu jeune, et vraisemblablement d'une femelle, les canines supérieures étant de petite taille. Le second spécimen exhumé sur le terrain serait quant à lui un mâle, sur la base de l'étude des molaires, plus larges et robustes que celles du premier crâne. Impossible bien sûr d'affirmer, malgré la proximité des deux fossiles, que les deux Killikaike ont vécu au même moment, ou qu'il s'agissait d'un couple…

Un cerveau particulièrement gros

La capacité crânienne du Killikaike blakei, révélée par une étude extrêmement précise des ossements conservés, lui confère également toute son importance.

« Sur la base de la mesure des os frontaux et préfrontaux, nous avons découvert qu'il possédait une capacité crânienne très importante par rapport à son poids total, qui le rapproche des cébinés d'Amérique actuels, comme les singes capucins ou les singes écureuils », explique Marcelo Tejedor.

La surprise est de taille : selon les auteurs de l'étude, ce minuscule primate des antipodes aurait donc réalisé, en terme de taille du cerveau, le même saut évolutif que les ancêtres de la lignée humaine… Mais à des milliers de kilomètres du berceau africain des pré-hominidés, et surtout, douze millions d'années plus tôt que ces derniers ! Une taille de cerveau qui devait lui permettre des capacités cognitives et sociales avancées, comme le démontrent les cébinés actuels, dont certains manipulent des outils rudimentaires… Des capacités entièrement insoupçonnées pour une époque aussi lointaine, et dans les coins les plus reculés du Nouveau monde.

Une colonisation au sud du continent

Dominique Gommery, chercheur au CNRS.

La communauté des paléo-primatologues a bien accueilli l'annonce de la découverte argentine. Ainsi, pour Dominique Gommery, spécialiste des origines de l'homme et des primates fossiles au laboratoire "Dynamique de l'évolution humaine, Individus, Populations, Espèces" du CNRS, « il s'agit d'une importante découverte, car on a affaire à un singe dit du Nouveau monde, ou Platyrrhinien, groupe très diversifié qui comprend actuellement seize genres et de nombreuses espèces et sous-espèces. On pensait jusqu'à présent que ces derniers vivaient exclusivement dans l'équivalent actuel de la grande forêt amazonienne de l'Amérique du Sud et dans les forêts équatoriales de l'Amérique Centrale. Or, ce nouveau spécimen, localisé en Argentine, révèle qu'ils ont colonisé extrêmement tôt le sud du continent, où il n'y a aujourd'hui plus d'autres primates que les hommes. De plus, on pensait que ce groupe de primates était très stable, et que les singes ne s'étaient différenciés que récemment ; or cette découverte montre que ce n'est pas le cas ».

Comment est-il arrivé là ?

Dominique Gommery : « Les singes ont pu traverser l’océan Atlantique sur des radeaux flottants ».

L'étude à venir du Killikaike devrait donc apporter des informations précieuses sur la phylogénie des primates américains. Dans leur étude, les auteurs montrent que Killikaike blakei appartient à une sous-famille, celle des cébinés, qui existe encore et qui comprend les Cebus, ou singes capucins, et les Saimiri, ou singe écureuil. Il existe d'autres fossiles anciens pour cette sous-famille, mais pour Dominique Gommery, « celui-ci est bien mieux conservé, en particulier concernant le crâne et les dents. Il permettra donc de suivre l'évolution au cours du temps des caractères morphologiques qui ont conduit jusqu'aux cébinés actuels ». Et pourquoi pas contribuer à éclaircir un des mystères de la primatologie : la façon dont, il y a environ quarante millions d'années, des primates se sont séparés de la lignée africaine et sont arrivés à des milliers de kilomètres de là, peut-être à bord de radeaux de fortune ! Les premiers conquistadors, en quelque sorte, mais de façon bien involontaire…

Pedro Lima le 02/05/2006