Insolite : une grenouille sans poumon

Lors d'une expédition sur l'île de Bornéo en Indonésie, trois biologistes de Singapour et de Java ont confirmé l'existence d'une espèce de grenouille dépourvue de poumon. Récit d'une redécouverte.

Par Viviane Thivent, le 23/05/2008

Un dahu aquatique

Barbourula kalimantanensis

« Honnêtement, j'étais vraiment persuadé qu'il s'agissait d'une légende… », avoue le redécouvreur de la grenouille sans poumon. David Bickford, de l'Université de Singapour, poursuit : « Du coup, quand je suis tombé sur ces grenouilles aquatiques, j'en ai immédiatement attrapé une et je l'ai disséqué, là, sur le terrain, en plein milieu de la jungle de Bornéo. » Le tout pour se rendre à cette évidence : dans les entrailles de cet amphibien, en lieu et place des poumons, il n'y a rien. Pas la moindre trace d'un organe pulmonaire. Loin d'être anecdotique, cette trouvaille clôt une quête lancée il y a 30 ans par Djoko Iskandar, un collègue de David Bickford.

Le Kalimanta, sur l'île de Bornéo

En 1978, le zoologiste indonésien trouve sur l'île de Bornéo, dans la région du Kalimantan, une grenouille molle, brune, plate et dépourvue de poumon. Il la baptise Barbourula kalimantanensis. En 1995, un nouvel individu est découvert, puis plus rien. Jusqu'à l'été dernier, en août 2007, où Djoko Iskandar et David Bickford observent, non pas un spécimen, mais deux populations entières de Barbourula kalimantanensis. De quoi confirmer l'existence de l'espèce et observer – enfin – le comportement de ces grenouilles en milieu naturel. Des résultats qui ont fait l'objet d'une publication dans la revue Current Biology en mai 2008.

Une adaptation à l'eau vive

Dissections de grenouilles pourvues, ou non, de poumons...

Les spécimens de B. kalimentanensis ont été découverts au fond de rapides drainant une eau aussi froide (14-16°C) que vive. De fait, elles évoluent dans un milieu bien oxygéné. Si oxygéné même que, d'après des études préliminaires, elles absorberaient tout l'oxygène nécessaire à leur survie par la peau. « Ce mode de respiration semble suffire car elles ont un métabolisme très bas », commente David Bickford. Mais de là à expliquer une disparition totale des poumons... Les chercheurs font alors l'hypothèse suivante : posséder un sac rempli d'air dans le corps quand on vit sous l'eau pourrait être très désavantageux d'un point de vue évolutif. Résultat : au cours du temps, les grenouilles ayant des poumons plus petits aurait mieux survécu que les autres ; de fil en aiguille, ce scénario aurait conduit à une régression totale des poumons et « à l'émergence d'une grenouille hautement adaptée à son environnement. Cette idée ne tient néanmoins que si cette espèce a subi de très fortes pressions de sélection. »

Une évolution à contre-courant

La carte d'identité de la grenouille sans poumon

Quoi qu'il en soit, la disparition des poumons constitue, en elle-même, un petit demi-tour évolutif non dénué d'intérêt. Car, dans l'histoire de l'évolution, c'est en partie grâce à l'apparition de la respiration pulmonaire que les tétrapodes* – amphibiens en tête – sont parvenus à conquérir la terre ferme. Cette régression, aussi curieuse que rarissime, n'a été pour l'heure observée que chez les seuls amphibiens - deux familles de salamandres et une espèce de gymnophiones. B. kalimentanensis est l'unique grenouille présentant cette adaptation. « Il semble très probable que ces régressions pulmonaires soient apparues de façon indépendante chez les salamandres, les grenouilles et les gymnophiones. Ceci laisse à penser que les poumons pourraient être un trait malléable chez les amphibiens ».

* Tétrapodes : tous les vertébrés à l'exception des poissons.

Sans poumon et sans avenir ?

Une grenouille qui respirerait par la peau.

Mais pour confirmer toutes ces théories, encore faudrait-il avoir le temps d'étudier les pressions de sélection qui ont mené à la disparition des poumons chez B. kalimentanensis. A peine découverte, la grenouille que les chercheurs présentent comme « aussi jolie qu'un bulldog » est d'ores et déjà menacée d'extinction. La faute à l'installation sauvage de mines d'or au cœur de Bornéo. Ces exploitations illégales changent l'eau claire des rivières en une sorte de soupe chaude, turbide et donc faiblement oxygénée. Une modification à laquelle B. kalimentanensis a, selon les chercheurs, peu de chances de survivre.

Viviane Thivent le 23/05/2008