Nucléaire : pourquoi la France s'équipe-t-elle d'un laser super-puissant ?

Dans le domaine des lasers, la France mise gros. En 2009, elle construira le Laser Mégajoule, un équipement capable de produire des faisceaux si énergétiques qu'ils forceront la matière à entrer en fusion. L'objectif est clair : garantir le fonctionnement des bombes atomiques.

Par Paul de Brem, le 08/08/2003

Un record qui en appelle d’autres

C’est une véritable course au record qui a lieu actuellement entre la France et les États-Unis. En avril 2003, la France ouvre les hostilités en annonçant avoir obtenu le faisceau laser le plus énergétique jamais produit dans l’ultraviolet. Avec ses 9,5 kilojoules, elle double le précédent record établi par le laser Nova du Lawrence Livermore National Laboratory, qui avait délivré une énergie de 5 kilojoules. Elle bat ce record avec une installation dotée de huit faisceaux laser, la “ligne d’intégration laser“ (LIL). Mais deux mois plus tard, c’est au tour des États-Unis de battre cette performance avec 10,5 kilojoules...

Question à Didier Besnard (CEA) : quel est l’objectif du LMJ ?

Si les records tombent l’un après l’autre, c’est que les deux pays sont en train de s’équiper d’installations laser gigantesques. Du côté français, il s’agit du laser mégajoule (LMJ). D’un coût de 2 milliards d’euros, le LMJ sera doté de 240 faisceaux laser et devrait produire… plus de 2 mégajoules (millions de joules) ! Il deviendra alors l’équipement laser le plus puissant au monde.

Mais le LMJ ne verra le jour qu’en 2009. En attendant, les ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) s’attachent à démontrer qu’il remplira parfaitement sa mission, selon les spécifications requises, grâce à la LIL.

En savoir plus sur la LIL

La ligne d'intégration laser (LIL) est installée près de Bordeaux, sur le site du Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine. Long de 125 mètres, cet appareil de section rectangulaire semble flotter dans l’air. Il a en effet été accroché à 3,50 mètres de hauteur afin que toutes les opérations de maintenance puissent être menées par le dessous. C’est la seule manière d’éviter que le peu de poussière qui se serait accumulé sur l’appareil tombe à l’intérieur lorsqu’il faut changer une optique, par exemple.

Et des pièces optiques, la LIL en contient à foison : 10 000 en tout. Parmi celles-ci, il faut compter 4 320 verres au néodyme : de lourdes plaques translucides qui constituent le cœur du système. Ce sont elles, en effet, qui permettent d’amplifier le rayon laser afin qu’il atteigne un haut niveau d’énergie. Lorsqu’on les excite avec des lampes flash, elles émettent des photons, lesquels viennent grossir le faisceau au moment où il les traverse. Tout le problème consiste à disposer de pièces optiques suffisamment solides pour ne pas se détériorer lorsque le super-laser les traverse ou les frappe !

À mission exceptionnelle, format exceptionnel

Le LMJ contiendra 30 installations de type LIL dans un bâtiment de 300 mètres, capable de contenir le porte-avions Charles-de-Gaulle dans le sens de la longueur ! Le format de ce très grand outil s’explique par la mission exceptionnelle pour laquelle il a été conçu.

On sait que les lasers servent à couper, mesurer, pointer, lire... par exemple, des pistes de compact disques. Le LMJ, lui, permettra de simuler l’étage de fusion d’une bombe thermonucléaire. Il s’agit en effet d’un outil créé dans le cadre de la dissuasion par la Direction des applications militaires du CEA. Ses 240 faisceaux laser seront concentrés sur une cible minuscule, de deux millimètres de diamètre, composée de deutérium et tritium. Leur énergie gigantesque, transmise en quelques milliardièmes de seconde avec une précision de quelques microns (de l'ordre du millionième de mètre), provoquera la compression de la cible et forcera les atomes qui la constituent à fusionner. Cette réaction de fusion, la même qui assure la combustion du Soleil et qui est exploitée dans les armes thermonucléaires, engendrera une intense libération d’énergie, dix fois supérieure à celle déposée par les lasers.

Ainsi les dimensions du LMJ ont-elles été dictées par les lois de la physique et par l’objectif de délivrer assez d’énergie à la microcible pour provoquer ce que les spécialistes appellent son « ignition ».

La fin des essais nucléaires

La construction de cet équipement a été décidée lorsque le président de la République, Jacques Chirac, a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, en 1996. Obligés de renoncer à tester leurs armes atomiques dans le sous-sol de l’atoll de Mururoa, en Polynésie française, les ingénieurs du CEA ne pouvaient plus vérifier leur bon fonctionnement. Ce qui n’est pas grave si leur architecture, validée par de précédents essais, ne change pas. Mais cela le devient si des modifications doivent leur être apportées.

Permettrez vous à des chercheurs civils d’utiliser le LMJ ?Réponse de Didier Besnard (CEA)

Or, des évolutions ne peuvent manquer d’intervenir sur les bombes atomiques. De nouveaux matériaux apparaissent, qu’il faut intégrer. Et des types de sous-marins ou de bombardiers inédits sont construits, qui possèdent leurs contraintes, auxquels les futurs missiles doivent se plier. On sait déjà que les têtes nucléaires françaises actuelles, arrivant en fin de vie, devront être remplacées à partir de 2007…

Observées par des dizaines d’appareils de mesure, disséquées, les mini-explosions obtenues dans le LMJ permettront de mieux comprendre le phénomène de la fusion et de le décrire de manière plus fine. Les modèles mathématiques ainsi développés pourront être exploités par l’un des ordinateurs les plus puissants du monde, baptisé Tera.

L'ordinateur Tera

Installée sur un autre site du CEA en région parisienne, à Bruyères-le-Chatel, cette machine, la quatrième plus rapide au monde au moment de sa livraison en 2001, peut réaliser 5 000 milliards d’opérations en puissance crête (puissance maximale théorique). Composé de dizaines d’armoires grises et noires, Tera a été conçu pour reproduire par le calcul le fonctionnement d’une bombe atomique.

Le Programme Simulation du CEA

Le LMJ et Tera font partie d’un plan global baptisé « Programme Simulation » permettant de garantir le fonctionnement des armes atomiques en l’absence d’essais grandeur nature. Il comprend également Airix, un appareil photographique à rayons X capable de prendre des clichés au 60 milliardième de seconde. Cet outil permet ainsi de saisir sur photo la façon dont se déforme la coquille d’explosifs qui sert de détonateur aux armes atomiques. L’ensemble du Programme Simulation va coûter 5,1 milliards d’euros sur quinze ans.

L'histoire de la bombe atomique en France

13 février 1960 : Première explosion nucléaire française à Reggane, en Algérie, d’une bombe atomique, dite « A ».
2 juillet 1966 : Premier essai sur l’atoll polynésien de Fangataufa
24 août 1968 : Premier essai d’une bombe thermonucléaire, dite « H »
1972 : Les essais deviennent souterrains
8 avril 1992 : La France suspend ses essais nucléaires
10 août 1995 : La France propose l’interdiction de tous les essais nucléaires
Septembre 1995 à janvier 1996 : Dernière campagne d’essais en Polynésie
24 septembre 1996 : Signature du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE)
6 avril 1998 : Ratification du TICE par le Parlement
1999 : Démarrage d’Airix
2001 : Livraison de l’ordinateur Tera
2002 : Mise en service de la LIL
11 avril 2003 : Record mondial de production d’énergie laser dans l’ultra-violet avec 9,5 kilojoules obtenu avec la LIL (2 mois plus tard, les Américains établiront un nouveau record avec 10,5 kilojoules).
2009 : Le LMJ entre en fonctionnement

 

Paul de Brem le 08/08/2003