Nobel de chimie 2011 pour les quasi-cristaux

Le Prix Nobel de chimie vient d’être décerné à l’Israélien Daniel Shechtman pour les quasi-cristaux. Récit d’une découverte houleuse qui a révolutionné la façon dont les scientifiques se représentaient la matière.

Par Viviane Thivent, le 05/10/2011

Portrait de Dan Shechtman

« C’est pas vrai ! » La voix l’instant d’avant si ferme d’Annick Loiseau, chercheuse au laboratoire d’étude des microstructures, tremble d’émotion. « Le Prix Nobel de chimie… pour la découverte des quasicristaux ? » Sa respiration s’accélère. « … décerné à Daniel Shechtman... tout seul ? » Silence, hésitation. « Ne raccrochez pas, il faut que je l’annonce à mon voisin de bureau. » Son voisin de bureau, c’est le chercheur Denis Gratias, l’un des quatre auteurs – avec Daniel Shechtman – de l’article scientifique* qui, en 1984, annonçait la découverte des quasi-cristaux, une forme d’organisation de la matière qu’à l’époque, on croyait impossible.

* D. Shechtman, I. Blech, D. Gratias, J.W. Cahn (1984) – Metallic phase with long range orientational order and no translation symmetry, Physical Review Letters 53 (20), pp. 1951-1954.

Cristal et quasicristal

Annick Loiseau reprend le combiné, visiblement atterrée : « Il est au téléphone. C’est horrible, il doit être très déçu de ne pas avoir été récompensé lui aussi. Cet article fait partie des dix publications de Physical Review letters (PRL) les plus citées au XXe siècle, c’est vous dire si ce résultat est important », continue la chercheuse. Elle explique qu’avant cette publication, depuis le XVIIIe siècle en fait, on pensait qu’à l’état solide, les atomes s’agençaient selon des règles de symétrie très précises, au travers de motifs réguliers qui se répétaient à l’infini de façon périodique. De quoi mieux comprendre la remarque faite par le comité Nobel lors de l’annonce du prix : « Avec cette découverte, c’est un peu comme s’il avait fallu réécrire le premier chapitre du livre des connaissances consacrées à la matière. »

Ecoutez le récit de la découverte faite par Denis Gratias

« Et le rôle de Denis Gratias dans cette découverte est incontestable, renchérit Annick Loiseau. Je suis vraiment triste pour lui. » « Triste ? Mais vous rigolez ! s’enthousiasme Denis Gratias qui, croyez-le ou non, a l’air sincère. J’ai appris la nouvelle il y a dix minutes et je suis extrêmement ému et content. S’il manque quelqu’un dans ce Prix Nobel, c’est John Cahn. Si vous saviez, moi, j’ai eu une chance folle de participer à cette aventure ! »

Le type d'image obtenu par D. Shechtman

Une aventure qui débute le 8 octobre 1982. Ce matin-là, Daniel Shechtman, alors chercheur invité au National Bureau of Standards (NBS), observe au microscope électronique la diffraction des rayons X d’un alliage fait d’aluminium et de manganèse et visualise une structure cristalline impossible, car interdite par la théorie en vigueur. Il montre ses clichés à ses « hôtes chercheurs » qui, dans un premier temps, flairent l’artefact de mesure. Ils lui demandent de vérifier la qualité de l’échantillon observé. Chose qu’il fait, plusieurs fois, sans pour autant obtenir de résultats plus convenables. De quoi piquer la curiosité de John Cahn, son supérieur au NBS, qui, en compagnie de l’un de ses étudiants, Denis Gratias, va donner un sens au cliché de Daniel Shechtman. « Les atomes pouvaient s’organiser de façon régulière, uniforme, parfaitement ordonnée mais sans que cela ne soit périodique, explique Denis Gratias. D’ailleurs, le plus étonnant, c’est que dès 1972, le mathématicien français Yves Meyer avait prédit l’existence de structures semblables aux quasi-cristaux. Il les appelait les “ensembles harmonieux”. »

Mais alors, si l’histoire est si limpide, pourquoi le comité Nobel n’a-t-il distingué que Daniel Shechtman ? « Parce que, parmi tous les scientifiques qui travaillaient autour des quasi-cristaux, il n'y a qu'un découvreur. Dans le même laps de temps, des théoriciens – Dov Levine et Paul Steinhardt – avaient imaginé et prédit l'existence de structures similaires, explique Denis Gratias. Ils ont publié leur résultat dans la même revue (PRL), le même mois que nous. » C’est d’ailleurs eux qui ont donné le nom de « quasi-cristaux » à ces organisations atomiques non périodiques. « À mon avis, cela pourrait expliquer que le comité Nobel ait décidé de récompenser non pas la publication mais l’observation faite en 1982 par Daniel Shechtman. »

Quelles sont les retombées mathématiques de la découverte ?

Depuis cette découverte, les quasi-cristaux – qui peuvent prendre une grande variété de formes – ont fait l’objet de nombreux travaux. « Dans les années 1980, on s’attendait à des propriétés exceptionnelles liées aux quasi-cristaux. Mais rien de très renversant n’a été découvert, explique Annick Loiseau. Et puis, sans le savoir, l’industrie utilisait déjà des alliages constitués de quasi-cristaux. » Dans le domaine des applications, on peut néanmoins citer un acier très résistant utilisé dans des rasoir. Le gros des répercussions est avant tout théorique avec d’immenses retombées en mathématiques et en physique des matériaux.

Viviane Thivent le 05/10/2011