L’usage de drogue évalué depuis les égouts

Des chercheurs viennent de présenter un nouveau dispositif d’évaluation de la consommation de drogues illicites qui se veut plus objectif que les méthodes traditionnelles : doser les résidus de stupéfiants retrouvés dans les eaux usées.    

Par Yaroslav Pigenet, le 31/07/2012

Un consommateur de stupéfiant peut mentir à son médecin ou à la police, mais pas à ses toilettes. Partant de ce constat, une équipe internationale de biochimistes et de pharmacologues a tenté pour la première fois d’estimer la quantité de drogues consommées en Europe en mesurant leur concentration dans les égouts de 19 villes du continent. Leurs résultats, à paraître dans la revue Science of the Total Environment, démontrent la fiabilité de la méthode et laissent espérer la mise au point d’outils permettant une évaluation plus objective et plus fine des niveaux de consommation.    

Flou statistique et polémiques politiques

Villes participant à l'étude

Dès lors qu’il est question de consommation de drogues illicites, toute tentative d’évaluation quantitative se heurte au caractère clandestin de leur usage. Les statistiques épidémiologiques disponibles reposant généralement sur des enquêtes par questionnaire et sur les saisies des forces de l’ordre, leurs résultats sont par nature biaisés; d’une part par la bonne foi des populations analysées et leur méfiance à l’égard des enquêteurs, d’autre part par les priorités sécuritaires de la police. Ce flou statistique a d’ailleurs souvent donné lieu à des polémiques quant aux effets réels des différentes politiques de lutte contre les drogues sur la consommation. Pour s’affranchir de ces biais, le toxicologue Kevin Thomas et son équipe ont donc eu l’idée d’évaluer les niveaux de consommation non pas à partir de déclarations, mais en mesurant les traces chimiques laissées par les drogues et leurs résidus dans les réseaux d’eaux usées des grandes villes européennes.

In urinis veritas

« En moyenne, 80 à 90% de la population est raccordée au tout-à-l’égout […] Prélever les eaux usées à l’entrée d’une station d’épuration fournit ainsi un échantillon d’urine collectif et dilué qui peut permettre une estimation objective et en temps réel des quantités de drogues illicites utilisées par la population connectée à cette station » expliquent les auteurs de l’étude. Durant la semaine du 9 au 15 mars 2011, ils ont donc effectué des prélèvements quotidiens d’eaux usées dans 21 stations d’épuration, réparties sur 19 villes de 11 pays européens, desservant au total 15 millions d’habitants. Les échantillons ont ensuite été analysés selon un protocole commun recherchant les traces laissées par les cinq stupéfiants illégaux les plus répandus : cocaïne, ecstasy (MDMA), amphétamine, méthamphétamine (Crystal) et cannabis.    

Le samedi, c’est ecstasy

Consommation de drogue quotidienne

Preuve de la validité de leur méthode, les chercheurs ont d’abord pu vérifier que, à quelques exceptions près, les résultats obtenus s’accordent avec les profils de consommation établis par les méthodes « classiques ». Ainsi, le dosage des résidus de cocaïne ou d’ecstasy en fonction du jour de la semaine montre, comme prévu, une surconsommation le week-end ; tandis que la consommation d’amphétamines et de cannabis semble se répartir sur toute la semaine.

L’analyse de la concentration d’ecstasy recoupe assez fidèlement les niveaux de consommation estimés jusque-là, avec des taux très élevés retrouvés à Amsterdam, Eindhoven, Utrecht (Pays-Bas) et Londres (Royaume-Uni). Alors que les précédentes enquêtes européennes ont montré que la prévalence de l’usage des amphétamines était la plus forte en Finlande et en Norvège, les eaux usées d’Helsinki, Turku et Oslo affichent bien les plus fortes concentrations européennes en résidus d’amphétamines. En fait, Anvers (Belgique) et Eindhoven (Pays-bas) affichent des taux plus élevés ; mais les auteurs précisent que dans ces villes, la police ayant démantelé deux usines de fabrication clandestine durant la semaine de recueil des échantillons, il est possible qu’une partie de la production ait été déversée directement dans les toilettes à cette occasion, entraînant le pic de concentration observé.    

Paris, vice-capitale de la fumette ?

Des traces de cannabis ont été retrouvées dans toutes les villes dont les échantillons ont pu être analysés, ce qui conforte la « popularité » de ce stupéfiant, le plus consommé en Europe. On ne s’étonnera pas non plus de constater qu’Amsterdam - réputée pour ses mal nommés coffee-shops où le cannabis était en vente libre -, soit la ville dont les égouts recèlent la plus forte concentration de résidus cannabiques. Il est en revanche plus surprenant de voir que Paris, où la loi est l’une des plus répressives d’Europe, arrive en seconde position, devant Barcelone (Espagne) et Utrecht (Pays-Bas).    

15 kg de cocaïne sniffée chaque heure

Les résultats obtenus pour la cocaïne sont plus confus, et ils ne recoupent que partiellement les statistiques nationales disponibles. Selon les chercheurs, ce phénomène s’explique par les disparités de consommation entre moyennes et grandes villes à l’intérieur d’un même pays : les cocaïnomanes sont en effet systématiquement surreprésentés dans les grands centres urbains, quel que soit le pays. En dépit de ces limitations, les auteurs de l’étude ont toutefois tenté d’extrapoler la consommation totale de cocaïne à partir des mesures effectués dans leurs échantillons : ils ont ainsi estimé que les Européens ingèrent 355 kg de cocaïne pure chaque jour ! Même « s'il est clair qu’il s’agit d’une estimation grossière, basée sur l’évaluation de seulement 2% de la population d’une sélection de villes et de pays sur une période de temps limitée », Kevin Thomas et ses collaborateurs sont persuadés que leur méthodologie, une fois affinée et calibrée, permettra de disposer d’un outil d’analyse « quantitatif, non intrusif, objectif et rapide de l’usage des drogues illicites ».

Yaroslav Pigenet le 31/07/2012