Un ancêtre carnivore, transparent et gélatineux

Dans l’histoire du règne animal, notre cousin le plus ancien n’était ni une éponge, ni une anémone de mer, mais un cténophore : un petit carnivore marin, transparent et gélatineux. Une hypothèse annoncée dans la revue Science qui reste à confirmer.

Par Paloma Bertrand, le 23/12/2013

L'arbre du vivant

Pour appartenir au règne animal, il suffit de répondre aux critères suivants : être composé de plusieurs cellules possédant un noyau, être généralement mobile, et devoir se nourrir de matière organique pour survivre. Cette définition qui distingue les animaux de toutes les autres formes de vie (plantes, champignons, bactéries…) rassemble des millions, voire des milliards d’espèces aussi différentes que l’homme et le ver de terre, le corail et l’insecte, le mollusque et l'éléphant.

Pourtant, toutes descendent de cinq lignées animales qui peuplaient l’océan il y a plus de 500 millions d’années : les éponges, les cnidaires (méduses, coraux…), les bilatériens (des animaux qui, comme nous, possèdent une symétrie gauche/droite, avant/arrière), les cténophores ou cténaires qui se distinguent par leurs cils locomoteurs et les placozoaires dont une seule espèce est aujourd’hui connue. En séquençant l’ADN de leur descendance, les scientifiques tentent de reconstruire les liens de parenté entre ces lignées : identifier à quels moments ces ancêtres les plus lointains ont divergé les uns des autres, selon quels scénarios, au prix de quels sacrifices ou de quelles nouveautés en termes d’évolution.

Contrairement aux autres groupes, les éponges et les placozoaires ne possèdent ni système nerveux, ni muscle. L’hypothèse la plus logique, du moins en apparence, est qu’ils ont divergé en premier, et que les trois autres groupes ont « inventé » plus tardivement le système nerveux et les muscles, avant de se séparer. Or cette hypothèse a été mise à mal dans la revue Science. Une équipe américaine dirigée par Joseph Ryan vient en effet d’annoncer le premier séquençage d’un génome complet de cténophore (un Mnemiopsis leidyi) et sa conclusion modifie ce scénario des origines. Selon leurs données, les cténophores seraient la première lignée à avoir divergé. Autrement dit, les ancêtres des 150 espèces de cténophores connues aujourd’hui seraient apparus en premier et seraient ainsi nos plus lointains cousins du monde animal.

Les cténophores ou cténaires

Le cténophore Mnemiopsis leidyi

Environ 150 espèces de cténophores vivent aujourd’hui dans les océans et les mers de la planète. Le trait commun à toutes ces espèces est la présence de rangées de cils vibratiles qu’ils utilisent pour se déplacer. Mnemiopsis leidyi, dont le génome vient d’être séquencé, est un des cténophores les mieux connus. Presque toutes les espèces vivent au milieu du plancton et la densité de certaines populations posent parfois problème : accidentellement importée en mer Noire dans les années 1980, Mnemiopsis leidyi, qui se nourrit du même plancton que les larves d’anchois, a sinistré la pêche locale.

Les cténophores sont gélatineux, translucides, et parfois iridescents. Ils sont le plus souvent de petite taille et possèdent, pour la plupart, deux tentacules. Presque tous hermaphrodites, les cténophores ont un système nerveux mais ils n’ont ni système circulatoire, ni système excréteur. Leur corps mou est fragile. Les cténophores fossiles sont rares.

L’énigme du système nerveux

L'arbre phylogénétique proposé par les chercheurs.

Comment expliquer alors que ces cténophores ont un système nerveux et des muscles (les deux vont toujours de pair), alors que les éponges, qui ont divergé plus tardivement, n’en ont pas ? Les chercheurs échafaudent deux hypothèses. La première est que le système nerveux a été « inventé » deux fois de manière indépendante, une fois chez les cténophores et une autre fois chez l’ancêtre des cnidaires et des bilatériens. La seconde, privilégiée par les auteurs de la publication, est que le système nerveux est apparu une fois chez l’ancêtre de tous les animaux, mais qu’il a été perdu au fil du temps par les deux lignées qui en sont dépourvues : les éponges et les placozoaires. À l’appui de cette seconde hypothèse, une combinaison de gènes, connue pour être impliquée dans le fonctionnement du système nerveux, qui serait commune à toutes les lignées.

Résoudre un crime vieux de 600 millions d’années

Hervé Philippe : « un crime vieux de plusieurs millions d'années » (audio)

Pour Hervé Philippe et Michaël Manuel, deux spécialistes reconnus de ces organismes premiers, l’hypothèse n’est pas convaincante. Tout d’abord, des gènes peuvent changer de fonction au cours de l’évolution : avant de se spécialiser dans le fonctionnement du système nerveux, ces gènes peuvent initialement avoir joué un tout autre rôle dans le génome de ces animaux. Ensuite, la publication des chercheurs américains est critiquable à la fois dans la méthode et dans les résultats.

Au Centre de théorisation et de modélisation de la biodiversité du CNRS, Hervé Philippe tente de reconstituer à partir de données génétiques les filiations entre espèces. Comme les chercheurs américains, il compare des milliers de séquences de gènes pour identifier le signal phylogénétique, c’est-à-dire « une information qui renseigne réellement sur une relation de parenté et pas le bruit qui s’est accumulé depuis au moins 500 millions d’années ».

H. Philippe : « améliorer les modèles » (audio)

Dans cette tâche fastidieuse et complexe, la quantité et la qualité des données sont des critères essentiels. Le premier génome complet de cténophore est en cela un apport indéniable. Mais il faut aussi que les modèles statistiques et mathématiques capables d’en exploiter les informations soient bons.

Or, pour Hervé Philippe, les modèles utilisés par les chercheurs américains ne sont pas aujourd’hui les plus performants : « L’arbre phylogénétique qu’ils proposent aboutit en certains endroits à des aberrations : les annélides, c'est-à-dire le groupe actuel des vers de terre, se retrouve scindé en deux et cette différence est très soutenue statistiquement par leur modèle. Leur méthode démontre, avec une très grande confiance, un résultat complètement faux. Si leur modèle n’arrive pas à montrer une filiation aussi facile, j’ai peine à croire qu’il réussisse à révéler des filiations difficiles ».

M. Manuel : « un génome très utile » (audio)

Même constat pour Michaël Manuel du laboratoire Évolution Paris Seine (UPMC-CNRS). Pour lui, en effet, cette publication est un rebondissement supplémentaire dans une enquête qui reste loin d’être résolue. 

« Les cténaires se caractérisent en tout point par leur originalité, explique-t-il, ils ont des caractères uniques, difficilement comparables avec les autres lignées. Cela fait des années que leur place dans la phylogénie animale est discutée, controversée. Cette publication en est une nouvelle fois la preuve. »

Paloma Bertrand le 23/12/2013