Colle à gels

Une « colle » pour tissus biologiques simplement composée d’eau et de nanoparticules. Telle est l’invention mise au point par deux laboratoires français, sous l’égide du lauréat de la médaille d’innovation 2013 du CNRS. Les applications en chirurgie sont prometteuses.

Par Barbara Vignaux, le 20/12/2013

C’est une invention réalisée sans grands moyens ni procédé spectaculaire, la simple application « d’une idée complètement inédite, une révolution par rapport à ce qu’on pensait jusqu’à ce jour sur l’adhésion », explique le physico-chimiste Ludwik Leibler, et lauréat de la médaille de l'innovation 2013 du CNRS. Ce procédé pour coller deux gels est une simple solution de nanoparticules « biocompatible ». Il est le fruit d’une collaboration entre deux laboratoires du CNRS/ESPCI ParisTech : Matière molle et chimie (MMC) et Physico-chimie des polymères et milieux dispersés conduite par Ludwik Leibler. Une recherche publique française à 100 % et qui a fait l’objet d’un article paru dans Nature le 11 décembre 2013.

Ballons et réseaux de joueurs...

Une adhésion qui résiste à l'eau

Coller deux gels ensemble, ce n’est pas simple. Mais Ludwik Leibler a le sens des images et le goût de la pédagogie. Pour expliquer en quoi consiste ce procédé adhésif, il raconte : « Vous attrapez un ballon, j’attrape le même ballon et nous restons ainsi "collés". Vous appartenez à un groupe de joueurs qui se tiennent par la main, moi aussi, et à l’interface de nos deux groupes se trouvent les ballons ».

L’objectif est de coller ensemble des gels, c’est-à-dire des fluides (à 90 % environ) comportant de longues chaînes de molécules appelées « polymères ». Dans l’image proposée par Ludwig Leibler, les joueurs représentent les réseaux de polymères et l’air tout autour, l’eau. Le nouvel adhésif est une simple couche de particules nanométriques plongées dans l’eau. Les « ballons » sont donc les particules de la solution adhésive.

Quant aux gels, ils sont très présents dans notre vie quotidienne : gélatine des desserts, gelée de groseilles, lentilles de contact, partie absorbante des couches-culottes…

… aux performances remarquables

Une jonction qui résiste à la déformation

Pour coller les deux couches de gel, rien de plus simple : il suffit de déposer à l’aide d’un pinceau ou d’une pipette quelques gouttes de la suspension de nanoparticules sur un bord du gel, puis de recouvrir de l’autre gel et d’attendre 30 secondes. Pourrait-on se coller les mains irrémédiablement ? Certainement pas, car la force du lien ainsi créé est « inférieure d’une dizaine de fois, peut-être une centaine de fois, au Scotch®, elle peut se comparer au Post-it® repositionnable », explique Ludwik Leibler.

Toutefois, elle résiste mieux à la déformation que le gel lui-même. Une qualité due à la « dissipation mécanique », c’est-à-dire aux réarrangements mécaniques à l’interface – sans réaction chimique, donc. Le fragment d’une chaîne de polymères qui se désengage de l’interaction avec une nanoparticule est immédiatement remplacé par une autre chaîne ou un autre fragment de la même chaîne. Dans l’image des joueurs, ce mécanisme équivaudrait à ce qu’un joueur passe son ballon à un autre joueur de son équipe, alors qu’un joueur de l’équipe d’en face continue de le tenir. Ce phénomène assure l’extensibilité de la jonction, et donc sa solidité.

La jonction ainsi créée résiste à l’immersion dans l’eau, y compris durant plusieurs jours, car elle gonfle avec le gel (qui se gorge d’eau). Enfin, cette adhésion est repositionnable et autoréparable : deux morceaux décollés peuvent être recollés et repositionnés sans ajout de nanoparticules.

Une idée inédite

« Une rupture avec l’idée d’adhésion habituelle » (audio)

« Cette idée de collage est en rupture avec l’idée d’adhésion habituelle », souligne Alba Marcellan. Enseignante-chercheur au laboratoire MMC, elle est une des six signataires de l’article. « Depuis la Préhistoire, explique Ludwik Leibler, les adhésifs utilisés par l’homme sont des polymères : graisse tirée de poisson ou gomme arabique, résine d’acacia… Nous avons donc introduit une idée d’adhésion complètement différente et nouvelle, avec des particules solides, pour coller entre eux des gels ».

Pourquoi, si l’idée est si simple, personne n’y a-t-il songé plus tôt ? « On n’a jamais d’explication définitive sur les raisons pour lesquelles une invention n’a pas été découverte plus tôt, sourit le chercheur, mais je crois que personne n’aurait eu l’idée d’utiliser une poudre, comme celle de particules, pour coller quelque chose, car cela nous fait songer au talc, une sorte d’anti-adhésif ! Notre concept d’adhésif est sans doute une révolution ».

 

L'expérience a été menée avec succès sur deux morceaux de foie de veau.

Quid des tissus humains ?

« Des gels synthétiques aux tissus biologiques » (audio)

Les tissus biologiques comme la peau, les muscles ou les organes présentent de fortes similarités avec les gels : ils se composent, eux aussi, de beaucoup d’eau et de polymères. Or l’équipe emmenée par Ludwik Leibler est parvenue à « coller » efficacement deux morceaux de foie de veau coupés au scalpel en utilisant une solution de nanoparticules de silice. De telles particules sont aisément disponibles et déjà utilisées dans l'industrie, notamment comme additif alimentaire, par exemple pour fabriquer des glaces.

Cette expérience permet d’imaginer de recoller par cette méthode la peau ou des organes ayant subi une incision ou une lésion profonde, y compris in vitro, espère Ludwik Leibler, ou bien de recoller des prothèses.

Bien sûr, il existe déjà des colles utilisées en chirurgie, mais elles ne donnent pas pleinement satisfaction. En effet, explique Alba Marcellan, « les colles cyanoacrylates (ou glues) – comme celles utilisées en chirurgie – réalisent souvent un collage rigide et nuisent à la perméabilité du tissu collé ». En outre, les particules pourraient être fonctionnalisées, c’est-à-dire choisies pour leurs qualités thermiques, magnétiques ou optiques, comme des cristaux de nano-cellulose ou des nanotubes de carbone conducteurs d’électricité. Ludwik Leibler ne se prononce pas sur le lancement de tests de toxicité, mais confirme qu’ils pourraient débuter très bientôt. Et, peut-être, bouleverser la chirurgie.

Barbara Vignaux le 20/12/2013