Wikipédia : l'utopie Internet enfin réalisée ?

Depuis sa création, en 2001, Wikipédia – l'encyclopédie libre et participative, accessible sur Internet – connaît un succès grandissant. Adulée par certains pour son concept – le partage de tous les savoirs –, critiquée par d'autres principalement en raison de son manque de fiabilité, Wikipédia demeure une expérience sociale unique en son genre.

Par Olivier Boulanger, le 08/04/2005

1,5 million d'articles !

Evolution du nombre d'articles de juillet 2001 à janvier 2005.

Wikipédia deviendra-t-elle à terme une référence en matière d'encyclopédie sur Internet comme l'est devenu Google dans le domaine des moteurs de recherche ? On peut d'ores et déjà se poser la question tant la progression de cette encyclopédie multilingue, libre et gratuite, est fulgurante*. Depuis le 15 janvier 2001, date de sa création, elle s'est dotée de plus de 1,5 millions d'articles (toutes langues confondues) : bien plus que n'importe quelle autre encyclopédie. Sans compter qu'avec près de 50 millions de pages consultées quotidiennement, le site est aujourd'hui l'un des plus visités au monde. Personne, sans doute, n'aurait pu prévoir un tel succès. Pas même ses concepteurs.

Jimmy Wales, le fondateur de Wikipédia

En mars 2000, c'est en effet un tout autre projet que Larry Sanger, professeur de philosophie dans l'Ohio, et Jimmy Wales, de la société Internet Bomis, ont en tête. Il s'agit bien de réaliser une encyclopédie gratuite, mais de manière classique, les articles devant être écrits par des rédacteurs et validés par des spécialistes. Pourtant, faute d'argent et de volontaires, ce premier projet, baptisé Nupedia, ne décollera jamais. Et c'est Wikipédia, un site construit par Jimmy Wales comme outil collaboratif pour les rédacteurs de Nupedia, qui connaîtra le succès que l'on sait.

* Les dernières statistiques sont disponibles ici : pour l'ensemble des versions, pour la version française.

« L’encyclopédie libre »... et interactive

Wikipédia, soutenue par la Fondation Wikimédia, est une encyclopédie généraliste, libre, gratuite, et accessible sur le Web. Chacun peut donc la consulter sans débourser un centime (si l'on oublie l'accès à Internet). Chacun est surtout libre de réutiliser son contenu, qu'il s'agisse de textes ou de médias. Wikipédia est également multilingue : l'encyclopédie est aujourd'hui disponible en 92 langues (à la date d'avril 2005), de l'anglais à l'occitan, en passant par l'espéranto. À noter que si ces versions partagent une même interface, leurs contenus diffèrent.

Chacun peut écrire ou corriger un article...

Mais la grande originalité de Wikipédia réside dans son mode de fonctionnement. Comme son nom l'indique, le projet s'appuie sur un Wiki, c'est-à-dire un site interactif permettant à n'importe quel internaute d'écrire, de compléter ou de corriger un article. Et ce, sans aucune obligation d'inscription !

À la différence de Nupedia, le projet Wikipédia ne possède donc pas de rédaction en chef, pas plus que de système de validation : ce sont des internautes bénévoles qui jouent ce double rôle. Et ils sont nombreux ! Depuis ses débuts, près de 40 000 « wikipédiens » ont contribué au projet, dont 9 000 particulièrement actifs. 3 000 d'entre eux interviennent même sur le site plus d'une centaine de fois chaque mois. Jimmy Wales se garde pourtant d'avoir voulu lancer une expérimentation sociale démocratique, voire anarchique : « (Wikipédia) est avant tout une encyclopédie. Elle est devenue une expérience sociale formidable, bien entendu, mais ce n'était pas notre objectif… »

Des règles et des recommandations

On aurait pu s'attendre à un chaos général. Mais après quatre années, force est de constater qu'il n'en est rien et que le projet ne s'est jamais aussi bien porté. Cela n'aurait sans doute pas été possible sans un minimum de règles et de recommandations mises en place au début du projet par l'usage ou par consensus sur les pages de discussions réunissant les différents utilisateurs.

Première chose : se rappeler que Wikipédia est une encyclopédie, pas un dictionnaire, un site d'actualités ou encore un forum de discussions. Le contenu proposé ne doit pas être sujet à copyright.

« Attention au principe de neutralité… »

L'un des principes fondateurs du projet reste l'impartialité. « La politique de neutralité de Wikipédia indique que nous nous devons d'évoquer toutes les facettes d'un point controversé, précise Jimmy Wales. L'article ne doit en aucune façon établir, sous-entendre ou même insinuer qu'un des points de vue est plus correct qu'un autre. »

Ne pas oublier non plus que l'écriture est collective : pas d'état d'âme si votre article est modifié par un tiers… Un espace de discussion permet d'ailleurs aux différents auteurs d'échanger leurs idées sur l'évolution à donner à chaque article. Dans le même ordre d'esprit, les papiers ne sont pas signés (comme dans de nombreuses encyclopédies généralistes, d'ailleurs). Il est néanmoins possible de connaître les auteurs d'un article en consultant son historique.

Face au vandalisme...

À propos du vandalisme, par Yann Forget, secrétaire de l'association Wikimedia France

Si dans la pratique, ces règles sont très majoritairement respectées, Wikipédia peut être la proie de personnes malveillantes, cherchant à imposer un point de vue, à introduire délibérément des erreurs ou plus simplement à détruire des contenus existants. Face à ces dérives, Wikipédia dispose de plusieurs garde-fous.

Le premier d'entre eux, commun à tous les wikis, est un historique : toutes les versions des articles sont sauvegardées et demeurent accessibles. Il est ainsi facile de revenir à une version antérieure, même après l'effacement complet d'un article. Face à la croissance du nombre d'utilisateurs, d'autres systèmes ont progressivement été mis en œuvre. Un utilisateur privilégié peut ainsi être prévenu dès qu'une rubrique particulière est attaquée.

Il est également possible de surveiller toutes les actions d'un rédacteur donné et de lui interdire toute intervention sur Wikipédia.

Au final, l'historique des actes de vandalisme montre que ceux-ci sont généralement contrés en quelques heures.

La fiabilité en question

Forte de toutes ces précautions, que vaut Wikipédia en termes de qualité ? Sur ce point, les critiques sont nombreuses et la première d’entre elle concerne la fiabilité du contenu.

« Il n'y a rien de plus frustrant que de voir une erreur et ne pas pouvoir la corriger… »

« Il faut bien considérer que Wikipédia n'est pas encore un projet mûr, on ne peut pas la comparer à des encyclopédies vieilles de 150 ans, reconnaît Florence Devouard, vice-présidente de la fondation Wikimédia et représentante des utilisateurs. Il existe des secteurs extrêmement peu couverts et par conséquent peu validés. On observe en effet que c'est par la multiplication des auteurs que la fiabilité se construit. Des secteurs comme celui de la biologie ont ainsi été relus par des dizaines de personnes, des étudiants, des enseignants, et ne posent en général aucun problème de fiabilité. En revanche, si on lit un article très spécialisé, il est vrai qu'on a très peu de garanties. »

Conseillez-vous Wikipédia aux étudiants ?

Jimmy Wales reconnaît également les faiblesses de Wikipédia dans ce domaine. Mais il étend la question : « La question de la crédibilité de l'information est une question à se poser en permanence lorsqu'on lit un journal, qu'on écoute la radio, qu'on regarde la télé (…). La seule différence avec Wikipédia, c'est que si vous trouvez quelque chose de faux, vous pouvez le corriger immédiatement… » Quoiqu'il en soit, un système de validation basé sur le nombre d'intervenants et sur leurs différentes appréciations devrait être proposé durant l'année 2005. Preuve que le sujet est sensible même chez les wikipédiens.

Vers plus de médiocrité ?

Une autre critique, formulée notamment par Robert McHenry, ancien rédacteur en chef de l'encyclopédie Britannica, concerne l'évolution qualitative des articles. Selon lui, Wikipédia part du principe que les contributions successives apportées à un article l'améliorent sans cesse. Robert McHenry estime au contraire que celles-ci ne peuvent donner naissance qu'à un contenu médiocre et consensuel.

« Soyons honnête, ce n'est pas du tout ce que l'on observe, proteste Florence Devouard. Car l'objectif n'est pas d'évoluer vers un consensus, une version « moyenne », mais de proposer une version qui prend en compte toutes les versions existantes. Il n'y a donc pas de raison que ça évolue vers la médiocrité. La seule chose que l'on observe, ce sont des articles qui s'enrichissent démesurément. Face à cela, il nous faut les réorganiser, les fractionner… »

Du côté des encyclopédies « classiques »…

En octobre 2004, le magazine allemand c't avait tenté d'évaluer trois encyclopédies en ligne face à 66 sujets sélectionnés dans diverses rubriques. Étonnamment, Wikipédia était arrivée en tête avec 3,6 points sur 5, suivi par Brockhaus (3,3), et enfin Microsoft Encarta (3,1).

En Allemagne, Brockhaus considère ainsi clairement Wikipédia comme une concurrente. Il faut dire que les wikipédiens allemands sont particulièrement actifs et que le projet est bien plus avancé qu'en France, par le nombre d'articles (200 000 contre 95 000), mais aussi par leur qualité.

Les encyclopédies françaises semblent moins inquiètes. François Demay, successivement rédacteur en chef des encyclopédies Universalis, Larousse et Encarta, voit même ce projet d'un œil bienveillant. « C'était un de mes rêves, avoue-t-il : proposer une encyclopédie universelle et multilingue. Il m'arrive d'ailleurs souvent de m'en servir. Et il est vrai que quand on ne connaît pas un sujet, les informations sont là. En revanche, dès qu'il s'agit d'approfondir, je pense que les encyclopédies « classiques » présentent une plus grande fiabilité. »

« Il est particuièrement intéressant de comparer les différentes versions linguistiques de Wikipédia... »

« Pas une concurrence, mais un aiguillon... »

Aujourd'hui conseiller pour Universalis, François Demay reconnaît que les opinions sont tranchées au sein de la rédaction. Le projet n'est cependant pas considéré comme concurrent : « Nous ne proposons pas le même contenu, fait-il remarquer. Nous nous intéressons plus aux « Pourquoi ? » et aux « Comment ? » plutôt qu'aux « Qui ? Quand ? Quoi ? Où ?». Nos articles sont signés, souvent par des auteurs prestigieux, et nous offrons une véritable expertise. Les intentions de Wikipédia sont malgré tout intéressantes : sans nous mettre en cause, elles nous interpellent. On ne peut nier qu'Universalis présente un problème d'accessibilité et Wikipédia nous pousse à nous adresser à un plus large public. »

Hervé Rouanet, directeur financier au sein d'Universalis partage ce même point de vue. Il émet pourtant quelques critiques quant à la gratuité de Wikipédia : « Le projet s'appuie sur le postulat qu'un contenu encyclopédique doit être gratuit, pouvant laisser croire que ce qui est publié dans les autres encyclopédies ne mérite pas d'être payé. N'oublions pas que derrière chaque article, il y a un travail d'auteur et une expertise. »

Wikipédia face au nerf de la guerre

Derrière des intentions louables de gratuité - et même en s'appuyant sur le bénévolat - Wikipédia n'échappe pas à la réalité : elle a besoin d'argent pour fonctionner, en particulier pour financer l'achat de serveurs, assurer leur maintenance, leur hébergement...

Ne craignez-vous pas que le projet s'éteigne à terme, après l'engouement actuel ?

À ses débuts, Wikipédia s'appuyait sur des fonds provenant de la société Internet de Jimmy Wales, Bomis : un site de charme ! En 2003, cependant, pour faire face à des coûts croissants, la fondation Wikimédia a dû être créée afin de pouvoir recevoir des dons. En l'espace de quinze jours, 40 000 dollars ont ainsi été recueillis, suivis, un an plus tard, par près de 50 000 dollars.

Mais Wikipédia est aujourd'hui victime de son succès : les dons ne peuvent plus suffire et les membres de la fondation Wikimédia étudient différentes formes de mécénat. Plusieurs rumeurs laissaient supposer que Google était prêt à héberger gratuitement une partie de l'encyclopédie sur ses propres serveurs.

Le 7 avril 2005, un accord est enfin conclu, mais avec… Yahoo ! Selon le communiqué de presse, « Yahoo dédiera un nombre significatif de serveurs à l'hébergement des sites de contenu libre et gratuit de Wikimedia dans un centre situé en Asie. (...) Le don de Yahoo! est destiné à aider les objectifs caritatifs de la Foundation Wikimedia, et n'implique aucun droit de propriété sur le contenu des sites web. Yahoo! n'attend pas de Wikimedia la mise en place de publicités en échange de son support. » L'esprit « Open Source » du projet Wikipédia semble , pour l'heure, préservé.

Wiki fait des petits…

Et si Wikipédia était distribuée sur CD-Rom… L'idée est très sérieuse puisqu'une version de l'encyclopédie devait être fournie avec le système d'exploitation Linux Mandrake à la fin de l'année 2004. Mais le projet a dû être repoussé pour des raisons légales en raison de la présence d'images sous copyright dans la version actuelle de Wikipédia : des images qui doivent disparaître à terme au profit de médias libres de droit. Lorsque ce travail sera terminé, un CD (pour la version francophone) et un DVD (pour la version anglophone) devraient être proposés (vraisemblablement au cours de cette année).

Parallèlement, d'autres Wikis ont vu le jour et connaissent actuellement des succès variés. On notera, par exemple, une banque de données multimédias libres de droit (Wikicommons) largement utilisée dans l'encyclopédie ; un dictionnaire (Wiktionnaire) ; une collection de citations (Wikiquote) ; des ouvrages pédagogiques gratuits (Wikilivres) ; un répertoire du vivant (Wikispecies)… Dernier en date, Wikiactualités (ou Wikinews), une source d'actualités libre de droit.

Olivier Boulanger le 08/04/2005