Pêche en eau profonde : un trésor dilapidé ?

Bien que récente, la pêche en eau profonde menace gravement les populations de certaines espèces de poissons. Beaucoup réclament aujourd'hui un moratoire sur ce type de pêche.

Par Olivier Boulanger, le 07/03/2006

Grenadier, empereur, lingue bleue ou encore sabre noir…

Evolution de cinq espèces de poissons des profondeurs

... ces espèces sont aujourd'hui fréquentes sur les étals des poissonniers, mais qui les connaissait il y a seulement vingt ans ? Personne, bien sûr, puisque ces poissons des grandes profondeurs (à plus de 400 m de profondeur) ne sont pêchés en Europe que depuis la fin des années 80 !

Exploités depuis peu, ces poissons n'en sont pas moins menacés. Une étude canadienne publiée dans la revue Nature* montre ainsi que les effectifs de cinq espèces vivant en eau profonde ont diminué de 87 à 98 % entre 1978 et 1994 dans le nord-ouest de l'Atlantique Nord. Sur la période 1978-2003, la population de grenadiers de roche aurait même chuté de 99,6 %.

Selon l'Union internationale pour la protection de la nature (IUCN), ces chiffres sont suffisants pour faire figurer ces poissons dans la liste rouge des espèces en voie de disparition. Pour l'IUSN, l'empereur serait même dans une situation plus critique que le panda !

* Nature, vol. 439, p. 29, 5 janvier 2006

 

Les requins, absents des grands fonds, vulnérables aux techniques de pêche

Selon une étude internationale*, les requins sont pratiquement absents des grands fonds marins, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux techniques actuelles de pêche.

Les scientifiques, qui ont utilisé notamment des chaluts de grands fonds, des lignes et des caméras de plongée, ont écumé les fonds marins de Méditerranée, de l'Atlantique, du Pacifique et de l'océan Indien entre 470 et 5 900 mètres. Résultat : la plupart des chondrichtyens, une classe de poissons regroupant différentes espèces de requins, de raies et de chimères, ont été repérés à des profondeurs n'excédant généralement pas 2 000 mètres (le spécimen repéré à la plus grande profondeur était néanmoins un requin, C. coelolepis, à 3 280 mètres).

Cette étude signifie qu'il n'existe pas de « réserves » de requins vivant dans les grandes profondeurs, et que ceux-ci restent donc à portée des chaluts de grands fonds pouvant atteindre 2300 mètres.

* Proceedings of the Royal Society B, 22 février 2006

 

Toujours plus profond

L'empereur (Hoplostethus atlanticus), un poisson pouvant vivre 150 ans !

En Europe, la France fait figure de pionnière en matière de pêche profonde puisque ce sont des pêcheurs de Boulogne-sur-Mer qui se sont intéressés les premiers à cette manne sous-marine, s'inspirant des pêcheurs néozélandais qui exploitent l'empereur depuis les années 60. « Une conjonction d'éléments explique cet intérêt soudain, note Pascal Lorence, chercheur à l'Ifremer. La raréfaction des espèces habituellement pêchées du fait de leur surexploitation y est bien entendu pour beaucoup, mais pas seulement. »

L'apparition de nouvelles technologies a en effet contribué au développement de cette pratique. « Les espèces concernées sont difficilement accessibles, rappelle Pascal Lorence. Elles vivent entre 400 m et plus de 2 500 m de profondeur dans des endroits très localisés. L'apparition, durant les années 80, de chaluts capables d'opérer à ces profondeurs, du GPS et de sondeurs de plus en plus performants, a permis de contourner ces difficultés. »

Autre élément non négligeable : au milieu des années 90, les services de renseignement américains ont mis dans le domaine public leurs cartes détaillées des fonds sous-marins. Il faut savoir que si ces espèces vivent sur la pente continentale, elles abondent également autour des nombreuses montagnes sous-marines longtemps ignorées des cartes traditionnelles…

65 000 tonnes par an

Les lieux de pêche

À bord de grands chalutiers hauturiers, les pêcheurs européens vont chercher ces espèces à l'ouest des îles britanniques et autour des îles Féroé, le long de la marge continentale. Certains – moins nombreux – vont jusqu'à la ride océanique Atlantique, d'autres exploitent les montagnes sous-marines. À raison d'environ 65 000 tonnes par an*, cinq espèces sont ainsi exploitées : le grenadier de roche (25 000 tonnes par an), l'empereur, le sabre noir, la lingue bleue et le siki (environ 10 000 tonnes par an pour chacune de ces espèces). Des chiffres à comparer aux 6 millions de tonnes de poissons sauvages – toutes espèces confondues – pêchées annuellement par l'Union européenne.

* Chiffres de 2003

 

Des espèces mal connues et particulièrement vulnérables

Le grenadier de roche (Coryphaenoides rupestris), longtemps qualifié de « rat des mers » est aujourd'hui l'espèce profonde la plus pêchée.

Si la pêche en eau profonde reste marginale, elle n'en menace pas moins les stocks de ces poissons bien mal adaptés à une exploitation industrielle. Ces espèces, qui vivent dans des eaux très froides, ont effectivement une biologie très particulière : une croissance très lente associée à une très grande longévité. L'empereur peut ainsi vivre 150 ans, le grenadier de roche, plus de 60 ans.

 

Par voie de conséquence, leur maturation sexuelle est tardive, trop tardive pour pouvoir faire face à leur exploitation : il faut de 17 à 21 ans pour qu'une génération d'empereurs puisse se régénérer lorsque 7 à 8 années suffisent pour les morues. Cela se traduit concrètement dans la taille des prises. L'étude canadienne publiée dans Nature montre ainsi qu'entre 1978 et 1994, la taille des poissons capturés a décru de 25 % à 57 % selon les espèces.

Des mesures trop tardives ?

« Un cas de figure comparable à celui d’une exploitation forestière... »

Dans les eaux européennes, malgré les avertissements des chercheurs, la pêche des espèces profondes est longtemps restée sans réglementation. La disparition récente de certaines espèces dans des zones bien définies a cependant bousculé la donne.

Outre la mise en place d'un permis de pêche en eau profonde, l'Europe a instauré, depuis 2003, un système de quotas basés sur l'état des stocks estimés par une institution scientifique, le Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM). Une estimation difficile car, en raison de leur profondeur, les espèces concernées sont très mal connues, tant par leur biologie que par leur répartition. Toujours est-il que pour l'année 2006, les prises autorisées ont été réduites de 20 % par rapport à celles de 2003. Ces mesures seront-elles suffisantes ? Il y a fort à parier que non. « Si l'on tient compte du cycle de reproduction extrêmement long de ces espèces, il ne faudrait prélever chaque année pas plus de 1 à 2 % des stocks disponibles », estime en effet Pascal Lorence, de l'Ifremer. Reste à savoir si, avec des quotas plus contraignants, ce type de pêche sera toujours économiquement viable.

Le chalut de grand fond fortement condamné

Un champ de Lophelia par 230 m de fond dans les eaux norvégiennes

La pêche en eau profonde essuie d'autres critiques, en particulier à cause de la technique utilisée par les pêcheurs : le chalut de grand fond. On a longtemps cru que la pente continentale, surtout à ces profondeurs extrêmes, était un vaste désert froid. Il n'en est rien. Durant les dernières décennies, l'exploration des fonds océaniques, notamment à l'aide de submersibles, a permis de découvrir des écosystèmes insoupçonnés marqués par la présence de coraux, en particulier des Lophelia : des massifs entiers jouant tout à la fois le rôle de substrat, de refuge et de nourriture pour les animaux vivant à ces profondeurs extrêmes.

Des Lophelia, après le passage d'un chalut de grand fond (dans les eaux canadiennes)

Plusieurs études norvégiennes, ou la campagne CARACOLE menée par l'Ifremer en 2001, ont montré que ces coraux étaient irrémédiablement détruits après le passage de chaluts de grand fond.

Suite à ces travaux, plusieurs zones, en Norvège et dans le sud des îles britanniques, ont déjà été interdites de pêche.

Vers un moratoire ?

Qu'il s'agisse de scientifiques ou d'associations écologistes, beaucoup militent aujourd'hui pour un moratoire sur l'utilisation du chalut de grand fond, voire sur une interdiction définitive de ce type de pêche – sur l'ensemble des mers, ou au moins dans certaines zones.

Les eaux internationales représentent près de 65% de la surface des océans

Un débat complexe qui met en jeu des intérêts vraisemblablement incompatibles – environnementaux et économiques – et rendu difficile par le fait que les eaux profondes se situent aussi bien dans des zones économiques exclusives (gérées par les Etats) que dans des eaux internationales (où la législation est beaucoup moins contraignante).

En 2004, la Coalition pour la conservation des profondeurs océaniques (DSCC) a lancé un appel au moratoire de la pêche dans ces zones (qui représentent 65% de la surface des océans). Le sujet a été discuté à l'assemblée générale de l'ONU durant cette même année, puis en 2005, sans succès. Un statu quo que Greenpeace vient de dénoncer une fois de plus en publiant un rapport accablant : « Eaux troubles : mettre fin au chalutage de grands fonds ».

Aurèle Clémencin, Greenpeace-Océan

Parmi les arguments avancés, l'association rappelle que le chalutage de grand fond n'est pratiqué que par une flotte réduite de moins de 400 bateaux basée à 60% en Espagne (107), au Danemark (77) et en France (74). S'appuyant sur des chiffres de la FAO, le rapport souligne que ce type de pêche n'a rapporté en 2001 que 280 à 320 millions d'euros, soit 0,5% du chiffre d'affaires de la pêche mondiale. L'interdire n'aurait donc qu'un impact économique minime par rapport à ses effets disproportionnés sur l'environnement. Le sujet doit être rediscuté à l'ONU en novembre prochain.

Olivier Boulanger le 07/03/2006